jeudi 29 mai 2008

La danse des grand-mères, Clarissa Pinkola Estés


Jaquette :

"Il existe une tradition ancienne qui veut que lorsqu'une fille se marie, les vieilles femmes essaient de tuer le marié avant qu'il ne gagne la chambre nuptiale. Et leur arme, c'est la danse."
Quand les "femmes qui courent avec les loups" atteignent la maturité, vient le temps de "la danse des grand-mères". Vivre pleinement, développer sa vision intérieure, écouter son intuition, tel est le message de ces aînées que rien n'arrête. Elles sont une source inépuisable de force vitale et nous transmettent inlassablement un trésor de sagesse.
À travers les mythes et les métaphores, la psychanalyste et conteuse Clarissa Pinkola Estés touche le cœur et l'intelligence des femmes de tous âges.

Extrait

Premier chapitre :

Ah, chère Ame courageuse... Bienvenue... Entre, entre donc... Je t'attendais... oui, toi et ton esprit ! Je suis heureuse que tu aies trouvé le chemin... Viens, assieds-toi auprès de moi. Laissons un peu de côté " toutes ces choses qu'il nous reste à faire ". Nous aurons le temps plus tard. Le jour lointain où nous nous présenterons à la porte du paradis, je t'assure qu'on ne nous demandera pas si nous avons bien manié le balai. On nous interrogera sur la profondeur de l'existence que nous aurons choisi de vivre plutôt que sur le nombre de " broutilles essentielles " par lesquelles nous nous serons laissé déborder. Donc, pour le moment, autorisons-nous quelques calmes pensées avant de reparler du monde et de son tumulte... Installe-toi sur cette chaise. Elle me paraît convenir à ton corps précieux. Bien. Maintenant, prends une longue inspiration... Laisse tes épaules retomber, retrouver leur forme naturelle. N'est-ce pas agréable de respirer cet air pur, tout simplement ? Inspire encore. Voilà... Je t'attends... Tu vois ? Tu es plus calme, maintenant, plus présente. J'ai allumé le feu juste pour nous ; il brûlera jusqu'au bout de la nuit, assez longtemps pour accompagner toutes les " histoires dans les histoires " à venir. Accorde-moi quelques instants, le temps de finir de nettoyer la table avec de la menthe fraîche. On va sortir le beau service et boire ce qui est réservé " aux grandes occasions ". Les " grandes occasions ", ce sont en fait celles que l'âme préside. Tu as remarqué ? Cette tendance à trop vouloir " réserver ", c'est la façon un peu grognon qu'a le moi de faire savoir que pour lui, l'âme ne mérite pas qu'on mette chaque jour les petits plats dans les grands. Eh bien si, elle le mérite. Restons donc assises ensemble, comadre 1, rien que nous deux... et l'esprit qui se crée chaque fois que deux âmes, ou plus, se réunissent dans l'attention et le respect mutuels, chaque fois que deux femmes ou plus parlent " des sujets qui comptent vraiment ". Ici, dans ce refuge à l'écart de tout, l'âme est autorisée... et encouragée à dire le fond de sa pensée. Ici, ton âme est en bonne compagnie. Ici, à la différence du monde extérieur, ton âme est en sécurité. Détends-toi, comadre, ton âme est en sécurité. Si tu es venue me voir, c'est peut-être parce que tu souhaites vivre de manière à connaître le bonheur d'" être jeune dans la vieillesse et vieille dans la jeunesse ", comme je le dis, c'est-à-dire à avoir en toi un bel ensemble de paradoxes maintenus dans un équilibre parfait. N'oublie pas que le terme paradoxe est à prendre au sens d'idée contraire au sens commun. Cela s'applique à la grand-mère, la gran madre, la plus grande des femmes, car elle est en train de devenir une femme sage, qui assure la cohésion des capacités de la psyché profonde, illogiques en apparence, mais fondamentalement empreintes de grandeur. Ces grands attributs paradoxaux sont, globalement : posséder la sagesse tout en cherchant sans cesse à apprendre ; être à la fois spontanée et fiable ; follement créative et constante ; audacieuse et vigilante ; entretenir la tradition et posséder une authentique originalité. Tu verras, je l'espère, que tu possèdes dans une certaine mesure tous ces attributs, que ce soit en puissance, en partie ou intégralement. Si tu es intéressée par ces contradictions divines, tu es intéressée par l'archétype mystérieux et fascinant de la femme sage, dont la grand-mère est l'une des représentations symboliques. L'archétype de la femme sage appartient aux femmes de tout âge et il se manifeste de manière unique, sous des formes particulières, dans la vie de chacune d'entre elles. Parler de l'imago profonde de la grand(e) mère en tant que l'un des aspects majeurs de l'archétype de la femme sage n'est pas parler de l'âge chronologique ou d'une étape de la vie féminine. Une grande perspicacité, une grande prescience, une grande paix, une grande expansivité, une grande sensualité, une grande créativité, une grande acuité et une grande audace dans l'acquisition des connaissances, c'est-à-dire ce qui fait la sagesse, n'arrive pas d'un coup, à un certain âge, et ne vient pas se poser comme un manteau sur les épaules d'une femme. Une grande clarté de l'esprit et de la perception, l'amour dans ce qu'il a de plus grand, une grande connaissance de soi, ample et profonde, la sagesse qui croît en finesse au fur et à mesure qu'on l'applique... tout cela constitue toujours " une œuvre en cours " quel que soit le nombre des années. Souvent, c'est à travers les accidents de la vie, envols de l'esprit, erreurs de parcours et nouveaux départs qui interviennent à mi-parcours, ou plus tôt, ou plus tard, que l'on construit la " grandeur ", par rapport au simple " ordinaire ". Ce qui est récolté après la catastrophe ou la bonne fortune... l'esprit, le cœur, le mental et l'âme de la femme le forment, puis le mettent en pratique... jusqu'à ce qu'elle ne soit pas seulement compétente à sa manière paradoxalement sage... mais souvent aussi maîtresse de sa façon de vivre, de voir et d'exister.


Chaque arbre possède sous la terre une version première de lui-même. L'arbre vénérable abrite un 'arbre caché' souterrain, constitué par un réseau de racines vitales qui s'abreuvent en permanence à des eaux invisibles. A partir de ces racines, l'âme cachée de l'arbre fait monter l'énergie afin que sa vraie nature, sage et audacieuse, puisse s'épanouir au-dessus du sol. Il en va de même avec l'existence d'une femme. Malingre ou flamboyante, quel que soit l'état dans lequel elle se trouve en surface... il y a en dessous d'elle une "femme cachée" qui entretient l'étincelle d'or, cette énergie éblouissante, cette source d'âme qui ne tarit jamais. La 'femme cachée' tente toujours de faire remonter cette force vitale... à travers le sol aveugle pour nourrir sa partie haute et le monde à sa portée. Ses périodes d'expansion et de réinvention dépendent de ce cycle. Avez-vous jamais aimé d'amour un arbre ?

Pour les filles et toutes les ainées qui sont la preuve vivante qu’en dépit des dénégations de la société, des peines de cœur, des erreurs de parcours, des chutes et des brulures, l’âme revient toujours à la vie, vit encore et avec intensité… pour toutes les filles et toutes les ainées qui savent depuis plus ou moins longtemps que malgré leurs points faibles et les dénégations du moi, elles sont nées avec la sagesse chevillée au corps et à l’âme et que c’est à la fois leur héritage d’or et leur étincelle d’or. Pour toutes les filles et toutes les ainées qui travaillent à l’essentiel, à savoir faire la preuve qu’une femme est comme un arbre qui, par sa capacité à bouger au lieu de rester statique, peut survivre au plus violentes tempêtes et aux pires dangers et continuer à se dresser par la suite vers le ciel, et qu’elle peut toujours, elle aussi, se mouvoir, osciller et poursuivre la danse. Pour toutes les filles qui sont elles mêmes soit en début, soit en fin de formation pour devenir des « majestés ordinaires », aussi sage, et sauvages, et dangereuses qu’elles sont appelées à l’être, c'est-à-dire énormément. Enormément



C’est « l’es sens » de la grand-mère qui nous est ici conté, à travers différents mythes, archétypes. La mission des grand-mères qui va être la transmission de sagesse, de vie, de beauté, de vitalité…C’est un livre qui interpelle, qui ne laisse pas indifférente.

Je vous livre ses phrases qui sont des raccourcis :

" Quand quelqu'un vit vraiment, les autres en font autant. "
" Etre jeune dans sa vieillesse, vieille dans sa jeunesse "

A lire absolument pour mieux appréhender le monde autour de soit.

Nouvelle race de sonnette

Attention vaillants visiteurs de la Hollande, une nouvelle race de sonnettes vient d'apparaitre !
Fruit du travail acharné d'une équipe de chercheur basée dans un coffee shop célèbre d'Amsterdam, ses sonnettes sont impropres à la consommation. (J’écris cela uniquement à l'attention des français, les autres peuples n'auraient certainement pas l'idée saugrenue de vouloir les manger !)
Mais soyez vigilant, ne les écrasez pas, car c'est une espèce protégée !
Je pense que les microbes sont entrain de s’attaquer à mon cerveau, du coup je vois des sonnettes ambulantes !


mardi 27 mai 2008

La commedia des ratés, Tonino Benacquista

Une découverte heureuse. Je ne lis que rarement des romans policier et celui là vaux le détour !

L’intrigue :

C’est une arnaque montée de toutes pièces mais qui ne se déroule pas tout à fait comme prévu. Dario, fils d'un immigrant italien, revoit un ancien ami d'école, Antonio. Ce dernier lui demande de l'aider à écrire une étrange lettre d'amour.
Quelques jours plus tard, Dario est assassiné et Antonio hérite d'un vignoble que Dario venait d'acheter sur leur terre natale.
Voici le point de départ d’une "commedia" ou d’un policier bien orchestrée.

La jaquette :

Car tout était déjà en moi, enfoui. Quelque chose entre la tragédie grecque et la comédie à l'italienne. Une farce bouffonne au goût amer, un drame dont on se retient de rire. Ni une complainte, ni une leçon, ni une morale. Juste une ode à la déroute, un poème chantant la toute-puissance de l'absurdité face au bon sens... »

Extraits:

Elles forment un univers en soi, à l'état brut, dont même le plus fin gourmet ne soupçonne pas toutes les métamorphoses. Un curieux amalgame de neutralité et de sophistication. Toute une géométrie de courbes et de droites, de plein et de vide qui varient à l'infini. C'est le royaume suprême de la forme. C'est de la forme que naîtra le goût. (...) L'arrondi a un goût, le long et le court ont un goût, le lisse et les stries aussi. Il y a forcément quelque chose de passionnel là-dedans. (...)C'est parce que la vie elle-même est si diverse et si compliquée qu'il y a autant de formes de pâtes. Chacune d'elles renvoie à un concept. Chacune va raconter une histoire. (...) Regardez comment est fait un plat de lasagnes, vous n'y verrez que la couche apparente, le gratin qu'on veut bien vous montrer. Mais notre individu veut voir les strates inférieures, parce qu'il est sûr qu'on lui cache des choses profondément enfouies. Pour s'apercevoir peut-être qu'il n'y a rien de plus qu'en surface. Mais d'abord il va chercher, se perdre, et traverser un long tunnel obscur sans savoir s'il y a quelque chose au bout. »

Cette description concerne la différence entre les rigatonis et la carbonara !

"-Penne all’arrabbiata ? Oui ! j’ai répondu, affamé. Les penne sont des macaronis courts et taillés en biseau. Avec une sauce piquante « à l’enragée », parce qu’exécutée à toute vitesse et relevée au piment. -Quand ma mère fait une sauce, ça prend bien trois heures, dis-je. -Normal. La vraie sauce tomate, c’est moins de dix minutes, ou alors plus de deux heures, parce qu’entre les deux on a toute l’acidité de la tomate qui apparaît. Demain je ferai des cannelloni, si vous voulez, Antonio… Elle rougit un peu d’avoir dit ça, et moi je ne sais plus où me mettre. Sur la table il y a une énorme bassine de lupins qui gonflent. J’en goûte quelques-uns. -Vous allumez la télé, s’il vous plaît, Antonio ? (…) A cette heure-ci il n’y a rien de bien mais ça m’aide à faire la cuisine.(..) Tenez, je vais vous apprendre à faire une sauce all’arrabbiata. Il est 19h45. Mettez la RAI. Un jingle qui annonce une série de publicités. -Mettez votre eau à bouillir, et au même moment, faites revenir une gousse d’ail entière dans une poêle bien chaude sur le feu d’à côté, jusqu’à la fin des pubs. L’odeur de l’ail arrive jusqu’à moi. Les pubs se terminent. Elle me demande de zapper sur la Cinq où un gars devant une carte de l’Italie nous prévoit 35° pour demain. -Dès qu’il commence la météo vous pouvez enlever la gousse de l’huile. On en a plus besoin, l’huile a pris tout le goût. Jetez vos tomates pelées dans la poêle. Quand il a terminé la météo, l’eau bout, vous y jetez les penne. Mettez la quatre. Un présentateur de jeux, du public, des hôtesses, des dés géants, des chiffres qui s’allument, des candidats excités. -Quand ils donnent le résultat du tirage au sort, vous pouvez tourner un peu la sauce et rajouter une petite boîte de concentré de tomates, juste pour donner un peu de couleur, deux petits piments, pas plus, laissez le feu bien fort, évitez de couvrir, ça va gicler partout mais on dit qu’une sauce all’arrabbiata est réussie quand la cuisine est constellée de rouge. Passez sur la deux. Un feuilleton brésilien tourné en vidéo, deux amants compassés qui s’engueulent dans un living. -A la fin de l’épisode ce sera le journal télévisé, et on pourra passer à table. La sauce et les pâtes seront prêtes exactement en même temps. Quinze minutes. Vous avez retenu ? (…) -Pas mal votre recette, mais je n’ai pas la télé. -Alors, mangez des pois chiches. Les pâtes brûlantes sont arrivées dans mon assiette. Un délice qui enflamme le palais. Je me suis toujours méfié des filles qui savaient faire la cuisine."

Non, non je vous assure, ce n’est pas un livre de cuisine italienne ! C’est un excellent policier avec justement pas un seul policier à l’horizon.

Citations de l'auteur :

- "Si le monde appartenait à ceux qui se lèvent tôt, il appartenait avant tout à ceux qui osent."
- «Plus on marche sur la tête des faibles, plus on est enclin à lécher les bottes des forts.»
- "Méfie-toi de ceux qui confondent l’éclairage et la lumière."
- "La première impression est plus fiable que la deuxième, pour une raison précise : elle est le fruit d’une bien plus longue expérience."

De la dérision, du rire, des larmes, des histoires dans l’histoire, des personnages hauts en couleur et attachants, des rebondissements, une réflexion sur l’impunité, la culpabilité... Si tous les romans policiers sont de cet acabit, je vais devoir m’y plonger plus souvent !

Trois jours chez ma mère, François Weyergans


Au dos de la jaquette :
Nuit après nuit, un homme très perturbé se protège en évoquant son passé - tant de voyages, tant de rencontres amoureuses qui restent obsédantes. Sa mémoire lui donne le vertige. Ses souvenirs l'aideront-ils à aller mieux ? Il s'invente une série de doubles qui mènent une vie sentimentale tout aussi agitée que la sienne. Il pourrait aller rendre visite à sa mère. Elle vit seule en Provence et aura bientôt quatre-vingt-dix ans. Il a d'abord un travail à finir. Sa mère lui déclare : 'Au lieu d'envoyer des fax à ta dizaine d'amoureuses, tu devrais publier un livre, sinon les gens vont croire que tu es mort.'

Un livre ?
« Trois jours chez ma mère » raconte l’accouchement difficile d’un « roman ». L'histoire d'un écrivain qui essaye d’écrire.
Un écrivain qui passe plus de temps à dire qu'il va écrire qu'à écrire.
Il raconte sa vie, les visites des huissiers, les lettres qu'il a envoyées à Graham Greene, Jean Renoir, Hergé (en fait non, il aurait pu extraire quelque chose de passionnant : Pourquoi avoir écrit à ses personnages ? Quels est le contenu des lettres qui les a interpelés ? Les réponses ? J’attendais quelque chose…mais non rien) et il enchaine par ses histoires de maîtresses, sa mère (très peu).
Je n’ai pas perçu l’intérêt du livre. Alors je suis allée sur internet pour comprendre, savoir à coté de quoi je suis passée. Les témoignages sont pour le moins dissonants. Les plus négatifs représentent bien mon ressenti et les plus positifs n’apportent toujours pas de lumière sur ce que j’étais sensé trouver comme nourriture dans le roman.
Et tout à coup je tombe sur une information (qui date un peu) : C'est officiellement tombé à 13h en ce jeudi 03 novembre 2005 : François Weyergans a obtenu le Prix Goncourt 2005 pour son livre "Trois jours chez ma mère".

Devant mon niveau d’incompréhension de ce livre, un prix Goncourt tout de même ! Je me suis interrogée sur le prix Goncourt lui-même. En fait dans mon esprit, c’était un "prix "décerné à une œuvre méritant d’être lue par le plus grand nombre en raison de la qualité de l'histoire, de la prose...
Aurais-je du n'en retenir que le terme de "Prix"?
Mais voyons voir, de quoi s’agit-il ?
Le testament d'Edmond de Goncourt
Les frères Goncourt avaient voulu reconstituer l'ambiance des salons littéraires du XVIIIe siècle, et celle des nombreux déjeuners ou dîners d'écrivains du XIXe (les «dîners Magny»). La mort prématurée de Jules en 1870, fera d'Edmond l'animateur du «Grenier» et le créateur de la «société littéraire», devenue Académie par opposition à l'Académie française qui refusa «l'immortalité» à de grands esprits tels que Balzac, Flaubert, Zola, Maupassant, Baudelaire, entre autres.
Quarante-huit heures après la mort d'Edmond de Goncourt, en 1896, à l'âge de soixante-quatorze ans, son notaire Me Duplan lisait à Alphonse Daudet et Léon Hennique, ses légataires universels, le testament qu'il avait laissé : «Je nomme pour exécuteur testamentaire mon ami Alphonse Daudet, à la charge pour lui de constituer dans l'année de mon décès, à perpétuité, une société littéraire dont la fondation a été, tout le temps de notre vie d'hommes de lettres, la pensée de mon frère et la mienne, création d'un prix de 5000 F destiné à un ouvrage d'imagination en prose paru dans l'année, d'une rente annuelle de 6000 francs au profit de chacun des membres de la société.» Il est précisé que les dix membres désignés se réuniront pendant les mois de novembre, de décembre, janvier, février, mars, avril, mai et que le prix sera décerné «dans le dîner de décembre.» Ce rythme et ces dates furent adaptés par la suite aux nécessités de la vie du livre.
(Extrait du site consacré au prix Goncourt)
Bon d’accord le livre de François Weyergans correspond à la description : « destiné à un ouvrage d'imagination en prose paru dans l'année », au même titre que tous les ouvrages édités chaque année. Donc le prix n’est pas en rapport avec une qualité littéraire quelconque reconnue par un public « d’experts ».
Un marketing bien orchestré permet simplement d’améliorer les ventes d’un livre. Dommage pour des romans qui, dans le volume des parutions annuels, ne trouvent pas la place qu’ils mériteraient.
Amis lecteurs pardon de cet article désabusé, mais vraiment je me suis accrochée ferme pour parvenir à finir ce livre. L'esthétisme de la prose ne m'a pas touché, le contenu non plus.
Je crois que c’est la première fois que je regrette de n’avoir pas fais autre chose de mon temps. Mon temps, qui n'est pas plus précieux que celui de Monsieur Weyergans, mais tout de même.
Si quelqu’un peu éclairer ma lanterne et m’expliquer ce que je n’ai pas lu/vu/senti dans ce roman ?

lundi 19 mai 2008

Chapeau !



Le chat des rues





Manifestation 17 Avril 2008






Le mois dernier j'ai assisté à une manifestation dans Bilderdijkstraat.
Mais je n'ai pas compris de quoi il s'agissait.

Quelqu'un peut éclairer ma lanterne ?

dimanche 18 mai 2008

La sorcière de Portobello : Paulo Coelho


La couverture :
Vierge, Sainte, Martyre ou Folle ?Qui est Athéna ?

Athéna a un don de la nature.
Fille adoptive d’une riche famille libanaise, elle part vivre à Londres avec sa famille lorsque la guerre éclate dans leur pays, une guerre dont elle a prédit l’avènement et la gravité. A l’université, elle fait la connaissance de celui qui sera le père de son enfant. Les deux jeunes gens surmontent les difficultés et se marient contre l’avis de leurs familles respectives, mais leur mariage ne résiste pas longtemps aux vicissitudes de la vie moderne.
Devenue mère elle-même, Athéna ne peut s’empêcher de penser à celle qui l’a mise au monde, et part à sa recherche en Roumanie – elle est gitane et s’appelle Lilian. Athéna veut comprendre comment sa mère a pu l’abandonner. Ce qu’elle va découvrir lors de ce voyage changera le cours de sa vie et de celle de son entourage.
Ainsi est née celle qu’on appellera bientôt la sorcière de Portobello qui, au risque de provoquer sa propre perte, mettra ses pouvoirs hors du commun au service des autres.

C’est un roman, morcelé en puzzle.
Il est construit autour de nombreux témoignages à travers lesquels des personnes qui ont rencontré, aimé ou détesté Athéna (L'Héroïne), esquissent son portrait. C’est une enquète, un recueil de témoignage à charge ou à décharge.
Chacun éclaire à sa manière le personnage, permettant de comprendre l’influence qu’Athéna avait sur son entourage, sa quête du divin féminin, de la grande Mère...
C'est un livre fascinant.

Pour ma part je retiendrais une notion qui me tient à cœur.

L’existence d'êtres humains capables de faire le don inconditionnel d’eux-mêmes aux autres et le torrent de réactions que cela suscite.
Belle leçon de vie.

Extraits :

Premier Chapitre
Avant que toutes ces dépositions ne quittent ma table de travail et suivent le destin que je leur avais fixé, j’ai pensé en faire un livre traditionnel, dans lequel on raconte une histoire vraie après une recherche exhaustive.
J’ai commencé à lire une série de biographies qui auraient pu m’aider à l’écrire, et j’ai compris ceci : l’opinion que l’auteur se fait du personnage principal finit par influencer le résultat des recherches. Comme mon intention n’était pas précisément de dire ce que je pense, mais de montrer comment l’histoire de la « sorcière de Portobello » avait été vue par ses principaux acteurs, j’ai finalement abandonné l’idée du livre ; j’ai pensé qu’il valait mieux simplement transcrire ce qui m’avait été raconté.Heron Ryan, 44 ans, journaliste
Personne n’allume une lampe pour la cacher derrière la porte : le but de la lumière, c’est d’apporter davantage de clarté autour de vous, de vous ouvrir les yeux, de vous montrer les merveilles qui vous entourent.
Personne n’offre en sacrifice son bien le plus précieux : l’amour.
Personne ne confie ses rêves à des individus destructeurs.
Sauf Athéna.
Très longtemps après sa mort, son ancienne maîtresse m’a demandé de l’accompagner jusqu’à la ville de Prestonpans, en Écosse. Se prévalant d’une loi féodale qui fut abolie le mois suivant, la ville accordait le pardon officiel à quatre-vingt-une personnes exécutées pour pratique de sorcellerie au cours des XVIe et XVIIe siècles – ainsi qu’à leurs chats.
D’après le porte-parole officiel des barons de Prestoungrange et Dolphinstoun, « on avait condamné la plupart sans aucune preuve concrète, en se fondant uniquement sur les témoins de l’accusation, qui déclaraient sentir la présence d’esprits malins ».
Ce n’est pas la peine de rappeler ici tous les excès de l’Inquisition, avec ses chambres de torture et les flammes de ses bûchers inspirés par la haine et la vengeance. Mais, en chemin, Edda a répété plusieurs fois qu’il y avait dans ce geste quelque chose qu’elle ne pouvait croire : la ville et le quatorzième baron de Prestoungrange et Dolphinstoun « accordaient le pardon » à des personnes exécutées brutalement.
« Nous sommes au XXIe siècle, et les descendants des vrais criminels, ceux qui ont tué des innocents, se jugent encore en droit de “pardonner”. Tu le sais bien, Heron. »
Je le savais. Une nouvelle chasse aux sorcières a commencé et gagne du terrain. Cette fois, l’arme n’est plus le fer rouge, mais l’ironie ou la répression. Tous ceux qui se découvrent par hasard un don et osent en parler sont regardés avec méfiance. Et en général, le mari, l’épouse, le père, le fils, qui que ce soit, au lieu d’en être fier, finit par interdire toute allusion au sujet, de peur d’exposer sa famille au ridicule.
Avant de rencontrer Athéna, je pensais que tous ces phénomènes n’étaient qu’une façon malhonnête d’exploiter le désespoir de l’être humain. Mon voyage en Transylvanie pour le documentaire sur les vampires, c’était encore une manière de montrer comment les gens se laissent aisément abuser ; certaines croyances, aussi absurdes qu’elles puissent paraître, demeurent dans l’imaginaire et sont finalement utilisées par des gens sans scrupule. Lorsque j’ai visité le château de Dracula, reconstruit uniquement pour donner aux touristes la sensation de se trouver dans un lieu extraordinaire, j’ai été approché par un fonctionnaire du gouvernement, qui a insinué que je recevrais un cadeau assez « significatif » (ce sont ses propres mots) quand le film serait présenté sur la BBC. Pour lui, je contribuais à la propagation d’un mythe important, et cela méritait une récompense généreuse. Un guide m’a expliqué que le nombre des visiteurs augmentait chaque année et que toutes les références au lieu seraient positives, même si l’on affirmait que le château était une mystification, que Vlad Dracul était un personnage historique sans aucun rapport avec le mythe, et que toute cette histoire n’était que le délire d’un Irlandais (N.R. : Bram Stoker) qui n’avait jamais visité la région.
À ce moment précis, j’ai compris que, aussi rigoureux que je puisse être avec les faits, je collaborais involontairement à un mensonge. L’idée de mon scénario était justement de démystifier l’endroit, mais les gens croient ce qu’ils veulent ; le guide avait raison, au fond, j’allais contribuer à lui faire davantage de publicité. J’ai renoncé immédiatement au projet, bien que j’eusse investi une somme non négligeable dans le voyage et dans les recherches.
Mais l’expédition en Transylvanie devait avoir finalement un impact énorme sur ma vie : j’ai rencontré Athéna, au moment où elle recherchait sa mère.
Le destin, ce mystérieux, implacable destin, nous a mis face à face dans le hall insignifiant d’un hôtel plus insignifiant encore. J’ai été témoin de sa première conversation avec Deidre – ou Edda, ainsi qu’elle aime qu’on l’appelle. J’ai assisté, comme spectateur de moi-même, au combat inutile que menait mon cœur pour que je ne me laisse pas séduire par une femme n’appartenant pas à mon univers. J’ai applaudi quand la raison a perdu la bataille, et je n’ai eu d’autre solution que de m’abandonner, d’accepter que j’étais amoureux.
Et cette passion m’a conduit à assister à des rituels que je n’aurais jamais imaginés, à deux matérialisations, à des transes. Pensant que l’amour m’aveuglait, j’ai douté de tout ; le doute, loin de me paralyser, m’a poussé vers des océans dont je ne pouvais admettre l’existence. C’est cette force qui, dans les moments les plus difficiles, m’a permis d’affronter le cynisme de mes amis journalistes et d’écrire sur Athéna et son travail. Et comme mon amour demeure vivant bien qu’Athéna soit morte, la force reste présente, mais je ne désire rien d’autre qu’oublier ce que j’ai vu et appris. Je ne pouvais naviguer dans ce monde-là qu’en tenant les mains d’Athéna.
C’étaient ses jardins, ses fleuves, ses montagnes. À présent qu’elle est partie, j’ai besoin que tout redevienne vite comme avant ; je vais me concentrer sur les problèmes de circulation, la politique étrangère de la Grande-Bretagne, la façon dont on administre nos impôts. Je veux me remettre à penser que le monde de la magie n’est qu’un trucage bien élaboré. Que les gens sont superstitieux. Que ce que la science ne peut expliquer n’a pas le droit d’exister.
Quand les réunions à Portobello sont devenues incontrôlables, son comportement a fait l’objet d’innombrables discussions, même si aujourd’hui je me réjouis qu’elle ne m’ait jamais écouté. S’il existe une consolation dans la tragédie qu’est la perte d’un être que l’on a beaucoup aimé, elle est dans l’espoir, toujours nécessaire, que c’était peut-être mieux ainsi.
Je me réveille et je m’endors avec cette certitude ; il vaut mieux qu’Athéna s’en soit allée avant de descendre aux enfers de cette Terre. Son esprit n’aurait jamais retrouvé la paix depuis les événements qui avaient fait d’elle le personnage de « la sorcière de Portobello ». Le restant de sa vie aurait été un douloureux affrontement entre ses rêves personnels et la réalité collective. Vu sa nature, elle aurait lutté jusqu’au bout, gaspillé son énergie et sa joie à essayer de prouver quelque chose que personne, absolument personne, n’est prêt à croire.
Peut-être a-t-elle cherché la mort comme un naufragé cherche une île. Sans doute a-t-elle souvent attendu, dans une station de métro au petit matin, des agresseurs qui ne venaient pas. Marché dans les quartiers les plus dangereux de Londres, en quête d’un assassin qui ne se montrait pas. Provoqué la colère des violents, qui ne parvenaient pas à manifester leur rage.
Et puis elle a réussi à se faire brutalement assassiner. Mais, en fin de compte, combien d’entre nous échappent au risque de voir ce qui compte dans leur vie disparaître d’une heure à l’autre ? Je ne parle pas seulement ici des personnes, mais aussi de nos idéaux et de nos rêves : nous pouvons résister un jour, une semaine, quelques années, mais nous sommes toujours condamnés à perdre. Notre corps demeure vivant, mais l’âme finit tôt ou tard par recevoir un coup mortel. Un crime parfait, sans que nous sachions qui a assassiné notre joie, pour quels motifs, et où sont les coupables.
Et ces coupables, qui ne disent pas leur nom, ont-ils conscience de leurs gestes ? Je ne le pense pas, parce qu’ils sont eux aussi victimes de la réalité qu’ils ont créée – fussent-ils dépressifs, arrogants, sans pouvoir ou puissants.
Ils ne comprennent pas et ils ne pourront jamais comprendre le monde d’Athéna. Heureusement, je le dis de cette manière : le monde d’Athéna. J’admets enfin qu’elle était ici de passage, comme une faveur ; je suis comme quelqu’un qui se trouve dans un beau palais, mangeant ce qu’il y a de meilleur, conscient que ce n’est qu’une fête ; le palais ne lui appartient pas, la nourriture n’a pas été achetée avec son argent, et à un moment donné les lumières s’éteignent, les propriétaires vont se coucher, les domestiques regagnent leurs chambres, la porte se ferme, et il se retrouve dans la rue, attendant un taxi ou un autobus, de retour dans la médiocrité de son quotidien.
Je suis de retour. Ou plutôt : une partie de moi revient vers ce monde dans lequel seulement ce que nous voyons, touchons et pouvons expliquer a un sens. Je veux connaître de nouveau les contraventions pour excès de vitesse, les gens qui discutent à la banque, et les éternelles récriminations au sujet du temps, des films de terreur et des courses de Formule 1. Voilà l’univers que je devrai fréquenter pour le restant de mes jours ; je me marierai, j’aurai des enfants, le passé sera un vieux souvenir et, à la fin, je me demanderai au cours de la journée : comment ai-je pu être aussi aveugle, comment ai-je pu être aussi ingénu ?
Je sais aussi que, la nuit, une autre partie de moi, flottant dans l’espace, sera en contact avec des choses qui sont aussi réelles que le paquet de cigarettes et le verre de gin que j’ai devant moi. Mon âme dansera avec l’âme d’Athéna, je serai avec elle dans mon sommeil, je me réveillerai en sueur, j’irai à la cuisine boire un verre d’eau, je comprendrai que pour combattre des fantômes, il faut recourir à des instruments qui ne font pas partie de la réalité. Alors, suivant les conseils de ma grand-mère, je placerai des ciseaux ouverts sur la table de nuit, et je supprimerai ainsi la suite du rêve.
Le lendemain, je regarderai les ciseaux avec un certain regret. Mais je dois me réadapter à ce monde, ou bien je finirai par devenir fou.

Deuxieme Chapitre
Andrea McCain, 32 ans, actrice de théâtre
« Personne ne peut manipuler personne. Dans une relation, les deux partenaires savent ce qu’ils font, même si plus tard l’un d’eux vient se plaindre d’avoir été utilisé.»
C’est ce que disait Athéna, mais elle faisait le contraire, car j’ai été utilisée et manipulée sans la moindre considération pour mes sentiments. C’est encore plus grave lorsque nous parlons de magie ; après tout, elle était ma maîtresse, chargée de transmettre les mystères sacrés, de réveiller la force inconnue que nous possédons tous. Quand nous nous aventurons sur cette mer inconnue, nous faisons confiance aveuglément à ceux qui nous guident – croyant qu’ils en savent plus que nous.
Je peux vraiment l’assurer : ils n’en savent pas plus. Ni Athéna, ni Edda, ni les personnes que j’ai finalement connues grâce à elles. Elle me disait qu’elle apprenait à mesure qu’elle enseignait, et bien que, au début, j’aie refusé de la croire, j’ai pu me convaincre plus tard que c’était peut-être vrai, et j’ai fini par découvrir que c’était encore l’une de ses nombreuses manières de nous faire baisser la garde et nous abandonner à son charme.
Les personnes qui sont dans la quête spirituelle ne pensent pas : elles veulent des résultats. Elles veulent se sentir puissantes, loin des masses anonymes. Elles veulent être exceptionnelles. Athéna jouait avec les sentiments d’autrui d’une manière terrifiante.
Il me semble qu’elle avait eu autrefois une admiration profonde pour sainte Thérèse de Lisieux. La religion catholique ne m’intéresse pas, mais, d’après ce que j’ai entendu, Thérèse entrait dans une sorte de communion mystique et physique avec Dieu. Athéna a déclaré un jour qu’elle aimerait que son destin ressemblât à celui de la sainte. Dans ce cas, elle aurait dû entrer dans un couvent, consacrer sa vie à la contemplation ou au service des pauvres. Cela aurait été beaucoup plus utile au monde, et beaucoup moins dangereux que de nous entraîner, par des chansons et des rituels, dans une sorte d’intoxication, nous faisant entrer en contact avec le meilleur, mais aussi le pire de nous-mêmes.
Je suis allée voir Athéna parce que je cherchais un sens à ma vie – bien que je le lui aie caché lors de notre première rencontre. J’aurais dû comprendre dès le début que cela ne l’intéressait pas beaucoup ; elle voulait vivre, danser, faire l’amour, voyager, réunir des gens autour d’elle pour montrer qu’elle était savante, exhiber ses dons, provoquer les voisins, profiter de tout ce que nous avons de plus profane – même si elle cherchait à donner un vernis spirituel à sa quête.
Chaque fois que nous nous rencontrions, pour des cérémonies de magie ou pour aller dans un bar, je sentais son pouvoir. Je pouvais presque le toucher, tant il se manifestait avec force. Au début, j’étais fascinée, je voulais être comme elle. Mais un jour, dans un bar, elle a commencé à évoquer le « Troisième Rite », qui concerne la sexualité. Elle a fait cela devant mon compagnon. Son prétexte était de m’apprendre. Son objectif, à mon avis, était de séduire l’homme que j’aimais.
Et bien sûr, elle a réussi.
Il n’est pas bon de médire de personnes qui ont quitté cette vie pour le plan astral. Ce n’est pas à moi qu’Athéna aura à rendre des comptes, mais à toutes ces forces qu’elle a utilisées à son seul profit, au lieu de les canaliser pour le bien de l’humanité et pour sa propre élévation spirituelle.
Et ce qui est pire : tout ce que nous avions entrepris ensemble aurait pu réussir, sans son exhibitionnisme compulsif. Il aurait suffi qu’elle agisse de manière plus discrète, et aujourd’hui nous accomplirions ensemble la mission qui nous a été confiée. Mais elle ne parvenait pas à se contrôler, elle pensait détenir la vérité, elle se jugeait capable de surmonter toutes les barrières en recourant à son seul pouvoir de séduction.
Qu’en a-t-il résulté ? Je suis restée seule. Et je ne peux plus abandonner le travail à mi-chemin – il me faudra aller jusqu’au bout, même si je me sens parfois faible, et presque toujours découragée.
Je ne suis pas surprise que sa vie se soit terminée de cette manière : elle flirtait sans cesse avec le danger. On dit que les personnes extraverties sont plus malheureuses que les introverties, et qu’elles ont besoin de compenser cela en se montrant à elles-mêmes qu’elles sont contentes, joyeuses, bien dans leur peau ; dans son cas du moins, cette remarque est absolument correcte.
Athéna était consciente de son charisme, et elle a fait souffrir tous ceux qui l’ont aimée.
Moi y compris.

Troisième Chapitre
Deidre O’neill, 37 ans, medecin, connue sous le nom d’Edda
Si un jour un homme inconnu nous téléphone, parle un peu, n’insinue rien, ne dit rien de spécial, mais nous accorde cependant une attention que nous recevons rarement, nous sommes capables d’aller au lit le soir même relativement amoureuses. Nous sommes ainsi, et il n’y a aucun problème à cela – s’ouvrir à l’amour avec une grande facilité, c’est dans la nature féminine.
C’est cet amour qui m’a fait accéder à la rencontre avec la Mère quand j’avais dix-neuf ans. Athéna aussi avait cet âge quand elle est entrée en transe pour la première fois grâce à la danse. Mais c’était la seule chose que nous avions en commun – l’âge de notre initiation.
Pour le reste, nous étions totalement et profondément différentes, surtout dans notre rapport aux autres. Comme maîtresse, j’ai toujours donné le meilleur de moi-même, pour qu’elle puisse organiser sa quête intérieure. Comme amie – même si je ne suis pas certaine que ce sentiment fût réciproque – j’ai essayé de l’avertir que le monde n’était pas encore prêt pour les transformations qu’elle voulait provoquer. Je me souviens que j’ai perdu quelques nuits de sommeil avant de prendre la décision de lui permettre d’agir en toute liberté, de suivre uniquement ce que lui commandait son cœur.
Son grand problème, c’est qu’elle était la femme du XXIIe siècle, alors qu’elle vivait au XXIe – et qu’elle permettait à tous de le voir. L’a-t-elle payé ? Sans doute. Mais elle aurait payé bien plus cher si elle avait réprimé son exubérance. Elle aurait été amère, frustrée, toujours inquiète de « ce que les autres allaient penser », disant toujours « laisse-moi résoudre d’abord ces problèmes, ensuite je me consacrerai à mon rêve », se plaignant sans cesse que « les conditions idéales ne se présentent jamais ».
Tout le monde cherche un maître parfait ; il se trouve que les maîtres sont humains, même si leurs enseignements peuvent être divins – et c’est là quelque chose que les gens ont du mal à accepter. On ne doit pas confondre le professeur avec la leçon, le rituel avec l’extase, le transmetteur du symbole avec le symbole en lui-même. La Tradition est liée à la rencontre avec les forces de la vie, et non avec les personnes qui la transmettent. Mais nous sommes faibles : nous demandons à la Mère de nous envoyer des guides, alors qu’elle envoie seulement des signaux pour indiquer la route que nous devons parcourir.
Malheur à ceux qui cherchent des pasteurs, au lieu de désirer ardemment la liberté ! La rencontre avec l’énergie supérieure est à la portée de n’importe qui, mais elle est loin de ceux qui font porter leur responsabilité aux autres. Notre temps sur cette Terre est sacré, et nous devons célébrer chaque moment.On a complètement oublié combien c’est important : même les fêtes religieuses sont devenues des occasions d’aller à la plage, au parc, dans les stations de ski. Il n’y a plus de rites. On ne peut plus transformer les actions ordinaires en manifestations sacrées. Nous cuisinons en nous plaignant de perdre du temps, alors que nous pourrions transformer l’amour en nourriture. Nous travaillons en pensant que c’est une malédiction divine, quand nous devrions utiliser nos capacités pour nous donner du plaisir, et pour répandre l’énergie de la Mère.
Athéna a mis au jour le monde richissime que nous tous portons dans l’âme, sans se rendre compte que les gens n’étaient pas encore prêts à accepter leurs pouvoirs.
Nous les femmes, quand nous cherchons un sens à notre vie, oule chemin de la connaissance, nous nous identifions toujours à l’un des quatre archétypes classiques.
La Vierge (et là, je ne parle pas de sexualité) est celle dont la quête passe par l’indépendance totale, et tout ce qu’elle apprend est le fruit de sa capacité à affronter seule les défis.
La Martyre découvre dans la douleur, l’abandon et la souffrance, un moyen de se connaître elle-même.
La Sainte trouve dans l’amour sans limites, dans la capacité de donner sans rien demander en échange, sa vraie raison de vivre.
Enfin, la Sorcière recherche le plaisir total et illimité – donnant ainsi une justification à son existence.
Athéna a été les quatre à la fois, alors que nous devons généralement choisir une seule de ces traditions féminines.Bien sûr, nous pouvons justifier son comportement en faisant valoir que tous ceux qui entrent dans l’état de transe ou d’extase perdent le contact avec la réalité. C’est faux : le monde physique et le monde spirituel sont la même chose. Nous pouvons entrevoir le Divin dans chaque grain de poussière, et cela ne nous empêche pas de l’écarter à l’aide d’une éponge mouillée. Le divin ne disparaît pas, mais il se transforme en une surface propre.
Athéna aurait dû faire plus attention. Si je réfléchis à la vie et à la mort de ma disciple, il vaut mieux que je change un peu ma façon d’agir.

Quatrième Chapitre
Lella Zainab, 64 ans, Spécialiste en Numérologie
Athéna ? Quel nom intéressant ! Voyons… Son Grand Nombre est le neuf. Optimiste, sociable, capable de se faire remarquer au milieu d’une foule. Les gens doivent l’approcher en quête de compréhension, de compassion, de générosité, c’est justement pour cela qu’elle doit faire très attention, car la popularité pourrait lui monter à la tête, et elle finirait par perdre plus qu’elle ne gagnerait. Elle doit aussi tenir sa langue, car elle a tendance à parler plus que ne le commande le bon sens.
Quant à son Petit Nombre : onze. Je pense qu’elle désire une position de domination. Elle s’intéresse à des thèmes mystiques, à travers lesquels elle cherche à apporter l’harmonie à tout son entourage.
Mais cela entre directement en confrontation avec le nombre Neuf, qui est la somme du jour, du mois et de l’année de sa naissance, réduits à un seul chiffre : elle sera toujours sujette à l’envie, à la tristesse, à l’introversion et à des décisions sous le coup de l’émotion. Attention aux vibrations négatives suivantes : ambition excessive, intolérance, abus de pouvoir, extravagance.
À cause de ce conflit, je suggère qu’elle essaie de se consacrer à quelque chose qui n’implique pas un contact émotionnel avec les gens, par exemple un travail dans le domaine de l’informatique ou de l’ingénierie.
Elle est morte ? Pardon. Que faisait-elle, finalement ?
Que faisait Athéna finalement ? Athéna a fait un peu de tout, mais, si je devais résumer sa vie, je dirais qu’elle a été une prêtresse qui comprenait les forces de la nature. Ou mieux, quelqu’un qui, du simple fait qu’elle n’avait pas grand-chose à perdre ou à attendre de la vie, a pris beaucoup plus de risques que ne le font les autres, et a fini par devenir les forces qu’elle croyait dominer.
Elle a été employée de supermarché, de banque, elle a vendu des terrains, et dans chacune de ces situations, elle n’a jamais manqué de révéler la prêtresse qu’il y avait en elle. Je l’ai fréquentée pendant huit ans, et je lui devais de reconstituer sa mémoire, son identité.Pour recueillir ces dépositions, le plus difficile a été de convaincre mes interlocuteurs de me permettre d’utiliser leurs vrais noms. Les uns affirmaient qu’ils ne voulaient pas être mêlés à ce genre d’histoire, d’autres essayaient de dissimuler leurs opinions et leurs sentiments. Je leur ai expliqué que ma véritable intention était de faire en sorte que tous les individus concernés la comprennent mieux, et que personne n’accorderait foi à des dépositions anonymes.
Comme chacun des interviewés jugeait qu’il détenait la version définitive du moindre événement, fût-il insignifiant, ils ont finalement accepté. Au cours des enregistrements, j’ai constaté que les choses n’étaient pas absolues, que leur existence dépendait de la perception de chacun. Et, très souvent, le meilleur moyen de savoir qui nous sommes est de chercher à savoir comment les autres nous voient.
Cela ne veut pas dire que nous allons faire ce qu’ils attendent ; mais au moins nous nous comprenons mieux. Je devais cela à Athéna. Reconstituer son histoire. Écrire son mythe.
Samira R. Khalil, 57 ans, Maitresse de Maison, Mère d’Athéna
Ne l’appelez pas Athéna, je vous en prie. Son vrai nom est Sherine. Sherine Khalil, fille très chérie, très désirée, à qui mon mari et moi aurions aimé donner vie !
Mais la vie avait d’autres plans – quand le destin se montre très généreux, il y a toujours un puits au fond duquel tous les rêves peuvent tomber de haut.
Nous vivions à Beyrouth à l’époque où tout le monde la considérait comme la plus belle ville du Moyen-Orient. Mon mari était un industriel prospère, nous nous étions mariés par amour, nous allions en Europe tous les ans, nous avions des amis, nous étions invités à tous les événements sociaux importants, et une fois j’ai même reçu chez moi un président des États-Unis, imaginez ! Ce furent trois jours inoubliables : deux jours pendant lesquels les services secrets américains ont épluché chaque coin de notre maison (ils étaient déjà dans le quartier depuis un mois, occupant des positions stratégiques, louant des appartements, se faisant passer pour des mendiants ou des couples d’amoureux) ; et un jour – ou plutôt deux heures – de fête. Je n’oublierai jamais la jalousie dans les yeux de nos amis, et la joie de pouvoir prendre des photos de l’homme le plus puissant de la planète.
Nous avions tout, sauf ce que nous désirions le plus : un enfant. Par conséquent, nous n’avions rien.
Nous avons tout essayé, nous avons fait des vœux, nous sommes allés dans des lieux où l’on assurait qu’un miracle était possible, nous avons consulté des médecins, des guérisseurs, nous avons pris des médicaments et bu des élixirs et des potions magiques. Par deux fois, j’ai reçu une insémination artificielle, et j’ai perdu le bébé. La seconde fois, j’ai perdu aussi l’ovaire gauche, et je n’ai plus rencontré aucun médecin qui voulût se risquer dans une nouvelle aventure de ce genre.
C’est alors que l’un des nombreux amis qui connaissaient notre situation a suggéré la seule issue possible : adopter un enfant. Il nous a dit qu’il avait des contacts en Roumanie, et que la procédure ne durerait pas longtemps.
Nous avons pris un avion un mois plus tard. Notre ami faisait des affaires importantes avec le fameux dictateur qui gouvernait le pays à l’époque et dont j’ai oublié le nom (N.R. : Nicolae Ceausescu), de sorte que nous avons pu éviter toutes les démarches bureaucratiques et nous avons échoué dans un centre d’adoption à Sibiu, en Transylvanie. On nous y attendait déjà avec café, cigarettes, eau minérale, et tous les papiers prêts, il ne restait qu’à choisir l’enfant.
On nous a conduits dans une pouponnière, où il faisait très froid, et je me suis demandé comment on pouvait laisser ces pauvres créatures dans une telle situation. Ma première réaction a été de les adopter toutes, de les emmener dans notre pays où il y avait du soleil et la liberté, mais évidemment c’était une idée folle. Nous nous sommes promenés entre les berceaux, entendant des pleurs, terrorisés par l’importance de la décision à prendre.Pendant plus d’une heure, mon mari et moi n’avons pas échangé un mot. Nous sommes sortis, nous avons pris un café, fumé des cigarettes, et nous y sommes retournés – et ainsi plusieurs fois. J’ai remarqué que la femme chargée de l’adoption s’impatientait, il nous fallait décider rapidement ; à ce moment, suivant un instinct que j’oserais appeler maternel, comme si j’avais trouvé un enfant qui devait être le mien dans cette incarnation mais qui était venu au monde porté par une autre femme, j’ai indiqué une petite fille.
La préposée nous a suggéré de mieux réfléchir. Elle qui paraissait si impatiente parce que nous traînions ! Mais j’étais déjà décidée.
Cependant, avec précaution, ne voulant pas heurter mes sentiments (elle pensait que nous avions des contacts avec les hautes sphères du gouvernement roumain), elle a murmuré pour que mon mari n’entende pas :
« Je sais que ça ne marchera pas. Elle est fille de Tsigane. »
J’ai répondu qu’une culture ne pouvait pas se transmettre par les gènes – l’enfant, qui n’avait que trois mois, serait ma fille et celle de mon mari, élevée selon nos coutumes. Elle connaîtrait l’église que nous fréquentions, les plages où nous allions nous promener, elle lirait ses livres en français, étudierait à l’École américaine de Beyrouth. En outre, je n’avais aucune information – et je n’en ai toujours pas – sur la culture des Tsiganes. Je sais seulement qu’ils voyagent, ne se lavent pas toujours, sont menteurs et portent une boucle à l’oreille. Il court une légende selon laquelle ils enlèvent des enfants pour les emmener dans leurs caravanes, mais là, c’était justement le contraire qui se produisait : ils avaient abandonné une enfant, pour que je me charge d’elle.
La femme a encore tenté de me dissuader, mais j’étais déjà en train de signer les papiers, et de demander à mon mari d’en faire autant. Lors du retour à Beyrouth, le monde paraissait différent : Dieu m’avait donné une raison d’exister, de travailler, de lutter dans cette vallée de larmes. Nous avions à présent une enfant pour donner une justification à tous nos efforts.
Sherine a grandi en sagesse et en beauté. Je crois que tous les parents disent cela, mais je pense que c’était une enfant vraiment exceptionnelle. Un après-midi, elle avait déjà cinq ans, un de mes frères m’a dit que, si elle voulait travailler à l’étranger, son prénom révélerait toujours son origine, et il a suggéré que nous le remplacions par un autre qui ne dirait absolument rien, Athéna par exemple. Bien sûr, je sais aujourd’hui qu’Athéna évoque la capitale d’un pays, mais est aussi la déesse de la sagesse, de l’intelligence et de la guerre.Et peut-être que mon frère non seulement le savait, mais était conscient des problèmes qu’un nom arabe pourrait causer à l’avenir – il faisait de la politique, comme toute notre famille, et il désirait protéger sa nièce des nuages noirs que lui, mais seulement lui, apercevait à l’horizon. Le plus surprenant, c’est que le son de ce mot a plu à Sherine. Au bout d’une soirée, elle a commencé à se nommer elle-même Athéna, et plus personne n’est parvenu à lui retirer ce surnom de la tête. Pour lui faire plaisir, nous l’avons adopté à notre tour, pensant que cela lui passerait bientôt.
Est-ce qu’un nom peut influencer la vie de quelqu’un ? Parce que le temps a passé, le surnom a résisté, et nous avons fini par nous y adapter.
Lorsqu’elle était adolescente, nous avons découvert qu’elle avait une certaine vocation religieuse – elle passait son temps à l’église, savait les Évangiles par cœur, et c’était à la fois une bénédiction et une malédiction. Dans un monde de plus en plus divisé par les croyances religieuses, je craignais pour la sécurité de ma fille. À cette époque, Sherine commençait à nous dire, comme si c’était la chose la plus normale du monde, qu’elle avait une foule d’amis invisibles – des anges et des saints dont elle voyait les images dans l’église que nous fréquentions. Bien sûr, tous les enfants du monde ont des visions, même s’ils s’en souviennent rarement, passé un certain âge. Ils ont aussi l’habitude de donner vie à des objets inanimés, comme des poupées ou des tigres en peluche. Mais j’ai commencé à penser qu’elle exagérait le jour où je suis allée la chercher à l’école et où elle m’a dit qu’elle avait vu « une femme vêtue de blanc, qui ressemblait à la Vierge Marie ».
Je crois aux anges, bien sûr. Je crois même que les anges parlent aux jeunes enfants, mais quand les apparitions sont celles d’adultes, c’est différent. Je connais plusieurs histoires de bergers et de paysans qui ont affirmé avoir vu une femme en blanc – et finalement, leur vie est détruite, car les gens les sollicitent en quête de miracles, les prêtres s’inquiètent, les villages se transforment en centres de pèlerinages, et les pauvres enfants finissent leur vie dans un couvent. J’ai donc été très préoccupée par cette histoire ; à cet âge, Sherine aurait dû plutôt s’intéresser à des trousses de maquillage, se peindre les ongles, regarder des feuilletons romantiques ou des émissions enfantines à la télévision. Quelque chose n’allait pas chez ma fille, et je suis allée voir un spécialiste.
« Détendez-vous » m’a-t-il dit.
Pour le pédiatre spécialisé en psychologie infantile comme pour la plupart des médecins qui s’occupent de ces problèmes, les amis invisibles sont une sorte de projection des rêves, et ils aident l’enfant à découvrir ses désirs, exprimer ses sentiments, tout cela de manière inoffensive.
« Mais une femme en blanc ? »
Selon lui, notre façon de voir ou d’expliquer le monde n’était peut-être pas bien comprise par Sherine. Il a suggéré que, petit à petit, nous préparions le terrain pour lui annoncer qu’elle avait été adoptée. Dans le langage du spécialiste, le pire aurait été qu’elle le découvrît par elle-même. Elle se serait mise à douter de tout le monde et son comportement aurait pu devenir imprévisible.
À partir de ce moment, nous avons modifié notre dialogue avec elle. Je ne sais pas si l’être humain parvient à se souvenir des choses qui lui sont arrivées quand il était encore bébé, mais nous nous sommes efforcés de lui montrer qu’elle était très aimée, et qu’elle n’avait plus besoin de se réfugier dans un monde imaginaire. Elle devait comprendre que son univers visible était aussi beau qu’il pouvait l’être, que ses parents la protégeraient de tous les dangers ; Beyrouth était belle, les plages étaient toujours baignées de soleil et pleines de monde. Sans me confronter directement à cette « femme », j’ai passé désormais plus de temps avec ma fille, j’ai invité ses camarades d’école à fréquenter notre maison, je ne perdais pas une occasion de lui démontrer toute notre tendresse.
La stratégie a réussi. Mon mari voyageait beaucoup, Sherine souffrait de son absence, et au nom de son amour pour elle, il a décidé de changer un peu son mode de vie. Les conversations solitaires ont été remplacées par des jeux entre le père, la mère et la fille.Tout allait bien et puis, un soir, elle s’est précipitée dans ma chambre en larmes, disant qu’elle avait peur, que l’enfer était proche.
J’étais seule à la maison – mon mari avait dû s’absenter une nouvelle fois, et j’ai pensé que c’était la raison de son désespoir. Mais l’enfer ? Qu’était-ce donc qu’on lui enseignait à l’école ou à l’église ? J’ai décidé que le lendemain j’irais parler à son professeur.
Mais Sherine ne cessait pas de pleurer. Je l’ai menée à la fenêtre, je lui ai montré dehors la Méditerranée éclairée par la pleine lune. Je lui ai dit qu’il n’y avait pas de démons, mais des étoiles dans le ciel, et des promeneurs sur le boulevard devant notre appartement. Je lui ai expliqué qu’elle ne devait pas avoir peur, qu’elle devait se calmer, mais elle continuait à pleurer et à trembler. Au bout d’une demi-heure ou presque à tenter de la tranquilliser, j’ai commencé à devenir nerveuse. Je l’ai priée d’arrêter cela, elle n’était plus une enfant. J’ai imaginé qu’elle avait peut-être ses premières règles ; je lui ai demandé discrètement si un peu de sang coulait.
« Beaucoup. »
J’ai pris un morceau de coton, je l’ai priée de s’allonger pour que je puisse soigner sa « blessure ». Ce n’était rien, le lendemain je lui expliquerais. Mais les règles n’étaient pas arrivées. Elle a pleuré encore un peu, mais elle était sans doute fatiguée, car elle s’est endormie aussitôt.
Et le lendemain matin, le sang a coulé.
Quatre hommes ont été assassinés. Pour moi, c’était encore l’une de ces éternelles batailles tribales auxquelles mon peuple était accoutumé. Pour Sherine, ce n’était sans doute rien, car elle n’a même pas fait allusion à son cauchemar de la veille.
Mais à partir de cette date, l’enfer est arrivé, et jusqu’à présent il ne s’est plus éloigné. Le même jour, vingt-six Palestiniens sont morts dans un autobus, pour venger l’assassinat. Vingt-quatre heures plus tard, on ne pouvait plus marcher dans les rues, à cause des tirs qui venaient de partout. On a fermé les écoles, Sherine a été raccompagnée en toute hâte à la maison par l’une de ses professeurs, et dès lors, tout le monde a perdu le contrôle de la situation. Mon mari a interrompu son voyage et il est rentré chez nous, téléphonant des journées entières à ses amis du gouvernement, et personne ne parvenait à tenir un discours sensé. Sherine entendait les tirs dehors, les cris de mon mari dans la maison, et – à ma surprise – ne disait mot. J’essayais toujours de lui dire que c’était passager, que bientôt nous pourrions retourner à la plage, mais elle détournait le regard et réclamait un livre à lire ou un disque à écouter. Pendant que l’enfer s’installait peu à peu, Sherine lisait et écoutait de la musique.
Je ne veux plus penser à tout cela, je vous en prie. Je ne veux pas penser aux menaces que nous avons reçues, savoir qui avait raison, quels étaient les coupables et les innocents.Le fait est que, quelques mois plus tard, si l’on voulait traverser une certaine rue, il fallait prendre un bateau, aller jusqu’à l’île de Chypre, prendre un autre bateau, et débarquer de l’autre côté de la chaussée.
Nous n’avons pratiquement pas quitté la maison pendant un an ou presque, attendant toujours que la situation s’améliore, pensant toujours que tout cela était passager, que le gouvernement finirait par contrôler la situation. Un matin, tandis qu’elle écoutait un disque sur son petit électrophone portatif, Sherine a esquissé quelques pas de danse, et elle a commencé à dire des choses comme « cela va durer très, très longtemps ».J’ai voulu l’interrompre, mais mon mari m’a retenue par le bras – j’ai vu qu’il prêtait attention aux propos de la petite et les prenait au sérieux. Je n’ai jamais compris pourquoi, et aujourd’hui encore, nous n’abordons jamais le sujet ; il est tabou entre nous.
Le lendemain, il a commencé à prendre des dispositions inattendues ; deux semaines après, nous embarquions pour Londres. Nous le saurions plus tard, bien qu’il n’y eût pas de statistiques concrètes, ces deux ans de guerre civile ont fait environ quarante-quatre mille morts, cent quatre-vingt mille blessés, des milliers de sans-abri. Les combats ont continué pour d’autres raisons, le pays a été occupé par des forces étrangères, et l’enfer continue aujourd’hui encore.
« Cela va durer très longtemps », disait Sherine. Mon Dieu, malheureusement, elle avait raison.

Cinquième chapitre
Lukás Jessen-Petersen, 32 ans, ingénieur, ex-mariAthéna savait déjà qu’elle avait été adoptée par ses parents quand je l’ai rencontrée pour la première fois. Elle avait dix-neuf ans et elle était sur le point de se battre à la cafétéria de l’université avec une fille qui, pensant qu’elle était d’origine anglaise (blanche, cheveux lisses, yeux tantôt verts, tantôt gris), avait fait une remarque hostile au sujet du Moyen-Orient.
C’était le premier jour de cours ; la promotion était nouvelle, personne ne savait rien de ses camarades. Mais cette jeune fille s’est levée, et elle s’est mise à hurler comme une folle :
« Raciste ! »
J’ai vu la terreur dans les yeux de l’autre, le regard excité des étudiants présents qui voulaient voir ce qui se passait. Comme cette classe était là pour un an, j’ai prévu immédiatement les conséquences : bureau du recteur, plaintes, risque d’expulsion, enquête policière sur le racisme, et cetera. Tout le monde avait quelque chose à perdre.
« Tais-toi ! » me suis-je écrié, ne sachant ce que je disais.
Je ne les connaissais ni l’une, ni l’autre. Je ne cherche pas à sauver le monde et, pour parler sincèrement, une querelle de temps en temps, c’est stimulant pour les jeunes. Mais mon cri et ma réaction avaient été plus forts que moi.
« Arrête ! » ai-je crié de nouveau à la jolie fille qui attrapait l’autre, jolie elle aussi, par la peau du cou. Elle m’a foudroyé du regard. Et brusquement, quelque chose a changé. Elle a souri – les mains encore sur la gorge de sa camarade.
« Tu as oublié de dire : “s’il te plaît”. »
Tout le monde a éclaté de rire.
« Arrête, ai-je demandé. S’il te plaît. »
Elle a lâché la fille et marché dans ma direction. Toutes les têtes ont accompagné son mouvement.
« Tu as de l’éducation. Aurais-tu aussi une cigarette ? »
J’ai tendu mon paquet, et nous sommes allés fumer sur le campus. Elle était passée de la rage absolue au relâchement complet, et au bout de quelques minutes, elle riait, parlait du temps, me demandait si j’aimais tel groupe musical ou tel autre. J’ai entendu la sonnerie qui appelait pour les cours, et j’ai ignoré solennellement ce pour quoi j’avais été éduqué toute ma vie : le respect de la discipline. Je suis resté là à bavarder, comme si l’université, les querelles, la cantine, le vent, le froid, le soleil n’existaient plus. Seule existait cette femme aux yeux gris devant moi, tenant des propos inutiles et absolument sans intérêt, capables de me garder là pour le restant de ma vie.
Deux heures plus tard, nous déjeunions ensemble. Sept heures plus tard, nous étions dans un bar, dînant et buvant autant que notre budget nous permettait de manger et de boire. Nos conversations se sont approfondies, et en peu de temps je savais déjà presque tout de sa vie – Athéna racontait des détails de son enfance, de son adolescence, sans que je pose aucune question. Plus tard, j’ai su qu’elle était ainsi avec tout le monde ; mais ce jour-là, je me suis senti l’homme le plus exceptionnel sur la Terre.
Elle était arrivée à Londres comme réfugiée de la guerre civile qui avait éclaté au Liban. Son père, un chrétien maronite (N.R. : appartenant à une branche de l’Église catholique qui, bien que soumise à l’autorité du Vatican, n’exige pas le célibat des prêtres et pratique des rites orientaux et orthodoxes), menacé de mort parce qu’il travaillait avec le gouvernement, ne voulait pas se résoudre à l’exil, jusqu’au jour où Athéna, écoutant en cachette une conversation téléphonique, avait décidé qu’il était temps de grandir, d’assumer ses responsabilités filiales et de protéger ceux qu’elle aimait tant.
Elle avait esquissé une sorte de danse, feignant d’être en transe (elle avait appris tout cela au collège, quand elle étudiait la vie des saints) et commencé à dire des choses. Je ne sais pas comment une enfant peut entraîner les adultes à prendre des décisions fondées sur ses commentaires, mais Athéna a affirmé que c’était exactement ce qui s’était passé ; son père était superstitieux, elle était absolument convaincue qu’elle avait sauvé la vie de sa famille.
Ils sont arrivés ici comme réfugiés, mais pas comme des mendiants. La communauté libanaise est dispersée dans le monde entier, le père a trouvé tout de suite un moyen de rétablir ses affaires, et la vie a continué. Athéna a pu étudier dans de bonnes écoles, elle a pris des cours de danse – c’était sa passion – et choisi la faculté d’ingénierie aussitôt l’enseignement secondaire terminé.
Ils étaient déjà à Londres quand ses parents l’ont invitée à dîner dans l’un des restaurants les plus luxueux de la ville et lui ont expliqué, avec précaution, qu’elle avait été adoptée. Elle a simulé la surprise, et affirmé que cela ne changeait rien à leur relation.
Mais en réalité, un ami de la famille, dans un accès de haine, l’avait déjà traitée d’« orpheline ingrate, même pas une fille naturelle, qui ne sait pas se tenir ». Elle avait lancé un cendrier, le blessant au visage, pleuré en cachette pendant deux jours, mais s’était habituée à ce fait. Ce proche en avait gardé une cicatrice et, ne pouvant en expliquer l’origine à personne, il racontait qu’il avait été agressé dans la rue par des voyous.
Je l’ai invitée à sortir le lendemain. D’une manière très directe, elle a déclaré qu’elle était vierge, qu’elle fréquentait l’église le dimanche et ne s’intéressait pas aux romans d’amour – elle se souciait davantage de lire tout ce qu’elle pouvait sur la situation au Moyen-Orient.
Enfin, elle était occupée. Très occupée.
« Les gens croient qu’une femme ne rêve que de se marier et d’avoir des enfants. Et toi, à cause de tout ce que je t’ai raconté, tu crois que j’ai beaucoup souffert dans la vie. Ce n’est pas vrai, et je connais cette histoire, d’autres hommes se sont approchés de moi avec ce discours, “me protéger” des tragédies.
« Ce qu’ils oublient, c’est que déjà dans la Grèce antique, les gens revenaient des combats morts sur leurs boucliers, ou bien renforcés par leurs cicatrices. C’est mieux ainsi : je suis sur le champ de bataille depuis que je suis née, je suis toujours en vie, et je n’ai besoin de personne pour me protéger. »
Elle a fait une pause.
« Tu vois comme je suis cultivée ?
– Très cultivée, mais quand tu attaques une personne plus faible que toi, tu laisses entendre que tu as vraiment besoin de protection. Tu aurais pu ruiner ta carrière universitaire ici.
– Tu as raison. J’accepte l’invitation. »
À partir de ce jour-là, nous nous sommes mis à sortir ensemble régulièrement, et plus j’étais près d’elle, plus je découvrais ma propre lumière – elle m’encourageait à donner toujours le meilleur de moi-même. Elle n’avait jamais lu aucun livre de magie ou d’ésotérisme : elle disait que c’était chose du démon, que le seul salut était en Jésus, et point final. De temps à autre, elle insinuait des choses qui ne semblaient pas en accord avec les enseignements de l’Église :
« Le Christ s’entourait de mendiants, de prostituées, de collecteurs d’impôts, de pêcheurs. Je pense qu’il voulait dire par là que l’étincelle divine se trouve dans toutes les âmes et ne s’éteint jamais. Quand je suis calme, ou quand je suis terriblement agitée, je sens que je vibre avec tout l’Univers. Et je fais alors des découvertes – comme si c’était Dieu lui-même qui guidait mes pas. Il y a des minutes où je sens que tout m’est révélé. »
Et aussitôt, elle se corrigeait :
« C’est faux ! »
Athéna vivait toujours entre deux mondes : celui qu’elle sentait authentique et celui qui lui était enseigné à travers sa foi.
Un jour, après un semestre ou presque d’équations, de calculs, d’études de structures, elle a annoncé qu’elle allait abandonner la faculté.
« Mais tu ne m’en as jamais parlé !
– J’avais peur d’aborder le sujet, même avec moi-même. Mais aujourd’hui, j’étais chez ma coiffeuse, qui a travaillé jour et nuit pour que sa fille puisse finir ses études de sociologie. La fille a réussi à terminer la faculté, et après avoir frappé à toutes les portes, elle a trouvé un emploi de secrétaire dans une entreprise de production de ciment. Pourtant, ma coiffeuse répétait aujourd’hui, toute fière : “Ma fille a un diplôme.”
« La plupart des amis de mes parents, et des enfants des amis de mes parents, ont un diplôme. Cela ne signifie pas qu’ils aient trouvé un emploi à leur goût – bien au contraire, ils sont entrés dans une université et en sont sortis parce que quelqu’un leur a dit, à une époque où les universités semblent compter, que, pour s’élever dans la vie, on avait besoin d’un diplôme. Et le monde se prive d’excellents jardiniers, boulangers, antiquaires, sculpteurs, écrivains. »
Je l’ai priée de réfléchir encore un peu, avant de prendre une décision aussi radicale. Mais elle a cité les vers de Robert Frost :
« Devant moi il y avait deux routes
J’ai choisi la route la moins fréquentée
Et cela a fait toute la différence. »
Le lendemain, elle n’est pas venue aux cours. Lors de notre rencontre suivante, je lui ai demandé ce qu’elle allait faire.
« Me marier. Et avoir un enfant. »
Ce n’était pas un ultimatum. J’avais vingt ans, elle dix-neuf, et je pensais qu’il était encore très tôt pour un engagement de cette nature.
Mais Athéna parlait très sérieusement. Et moi, je devais choisir entre perdre la seule chose qui occupait vraiment ma pensée – mon amour pour cette femme – ou perdre ma liberté et tous les choix que l’avenir me promettait.
Honnêtement, la décision n’a pas été très difficile.

Sixième Chapitre
Père Giancarlo Fontana, 72 ans
Bien sûr, j’ai été très surpris quand ce couple, trop jeune, est venu à l’église pour que nous organisions la cérémonie. Je connaissais peu Lukás Jessen-Petersen, et c’est ce jour-là que j’ai appris que sa famille, d’une obscure noblesse danoise, était farouchement opposée à cette union. Non seulement contre ce mariage, mais aussi contre l’Église.
Son père, s’appuyant sur des arguments scientifiques tout à fait incontestables, affirmait que la Bible, sur laquelle est fondée toute la religion, en réalité n’était pas un livre, mais un collage de soixante-six manuscrits différents, dont on ne connaît ni le vrai nom, ni l’identité de l’auteur ; qu’entre tous ces livres, presque mille ans étaient passés, plus que le temps qui sépare la rédaction du dernier de ces livres de la découverte de l’Amérique par Colomb. Aucun être vivant sur toute la planète – ni les singes, ni les oiseaux – n’a besoin de dix commandements, disait-il, pour savoir comment se comporter. Il importe seulement que l’on suive les lois de la nature, et le monde restera en harmonie.
Bien sûr, je lis la Bible. Bien sûr, je connais un peu son histoire. Mais les êtres humains qui l’ont rédigée étaient des instruments du Pouvoir Divin, et Jésus a forgé une alliance beaucoup plus forte que les dix commandements : l’amour. Les oiseaux, les singes, quelle que soit la créature de Dieu dont nous parlons, obéissent à leurs instincts et suivent seulement ce qui est programmé. Dans le cas de l’être humain, les choses sont plus compliquées parce qu’il connaît l’amour et ses pièges.
Bon. Voilà que je fais de nouveau un sermon, alors qu’en vérité, je devais parler de ma rencontre avec Athéna et Lukás. Tandis que je causais avec le garçon – et je dis causais, parce que nous n’appartenons pas à la même foi, je ne suis donc pas soumis au secret de la confession –, j’ai su qu’en plus de l’anticléricalisme qui régnait chez lui, le fait qu’Athéna était étrangère suscitait une immense résistance. J’ai eu envie de lui demander de citer à des proches au moins un passage de la Bible, qui ne contient aucune profession de foi, mais un appel au bon sens :
« Tu ne haïras pas l’Édomite, car il est ton frère ; et tu ne haïras pas l’Égyptien, car tu as été étranger dans son pays. »
Pardon. Je recommence à citer la Bible. Je promets à partir de maintenant de me contrôler. Après la conversation avec le garçon, j’ai passé au moins deux heures avec Sherine – ou Athéna, ainsi qu’elle préférait qu’on l’appelât.
Athéna m’a toujours intrigué. Dès qu’elle a commencé à fréquenter l’église, elle m’a semblé avoir en tête un projet très clair : devenir sainte. Elle m’a raconté, et son amoureux ne le savait pas, que peu avant que la guerre civile éclate à Beyrouth, elle avait vécu une expérience très semblable à celle de sainte Thérèse de Lisieux : elle avait vu du sang dans les rues. On peut l’attribuer à un traumatisme d’enfance et d’adolescence, mais le fait est que cette expérience, connue comme « la possession créatrice par le sacré », tous les êtres humains la connaissent dans une mesure plus ou moins large. Brusquement, pendant une fraction de seconde, nous sentons que toute notre vie a une justification, que nos péchés sont pardonnés, que l’amour est toujours le plus fort et peut nous transformer définitivement.
Mais c’est aussi à ce moment que nous avons peur. Qu’il soit divin ou humain, s’abandonner totalement à l’amour signifie renoncer à tout – y compris à son propre bien-être, ou à sa capacité de prendre des décisions. Cela signifie aimer au sens le plus profond du terme. En réalité, nous ne voulons pas de la forme de salut que Dieu a choisie pour nous racheter : nous voulons garder le contrôle absolu de tous nos pas, la pleine conscience de nos décisions, et pouvoir choisir l’objet de notre dévotion.
Avec l’amour, cela ne se passe pas comme cela. Il arrive, il s’installe, et il se met à tout diriger. Seules des âmes très fortes se laissent emporter, et Athéna était une âme très forte.
Tellement forte qu’elle passait des heures dans une contemplation profonde. Elle avait un don exceptionnel pour la musique ; on disait qu’elle dansait très bien, mais l’église n’est pas un lieu approprié pour cela, alors elle apportait sa guitare tous les matins, et elle chantait quelque temps au moins pour la Vierge, avant de partir pour l’université.
Je me rappelle encore le jour où je l’ai entendue pour la première fois. J’avais déjà célébré la messe du matin pour les rares paroissiens qui sont prêts à se lever tôt en hiver, quand je me suis souvenu que j’avais oublié de recueillir l’argent qu’ils avaient déposé dans le tronc. Je suis revenu, j’ai entendu de la musique et tout m’est apparu différent, comme si la main d’un ange avait touché les lieux. Dans un coin, dans une sorte d’extase, une jeune fille d’une vingtaine d’années jouait des cantiques sur sa guitare, les yeux fixés sur l’image de l’Immaculée Conception.
Je suis allé jusqu’au tronc. Elle a remarqué ma présence, et elle s’est interrompue ; mais j’ai fait un signe de la tête, pour l’inciter à continuer. Puis je me suis assis sur un banc, j’ai fermé les yeux et j’ai écouté.
À ce moment-là, la sensation du Paradis, la « possession créatrice par le sacré » a semblé descendre des cieux. Comme si elle comprenait ce qu’il se passait dans mon cœur, elle a commencé à entrecouper son chant de silences. Aux moments où elle cessait de jouer, je disais une prière. Ensuite, la musique reprenait.
J’ai eu conscience d’être en train de vivre un moment inoubliable – un de ces moments magiques que nous ne pouvons comprendre qu’après qu’ils ont pris fin. J’étais là tout entier, sans passé, sans avenir, vivant uniquement cette matinée, cette musique, cette douceur, ma prière inattendue. Je suis entré dans une sorte d’adoration, d’extase, reconnaissant d’être en ce monde, content d’avoir suivi ma vocation malgré des conflits avec ma famille. Dans la simplicité de cette petite chapelle, dans la voix de la jeune fille, dans la lumière du matin qui inondait tout, j’ai compris encore une fois que la grandeur de Dieu se montrait à travers des choses simples.
Après bien des larmes et un moment qui m’a semblé une éternité, elle s’est arrêtée. Je me suis retourné, j’ai découvert que c’était l’une de mes paroissiennes. Dès lors, nous sommes devenus amis et, chaque fois que nous le pouvions, nous participions à cette adoration à travers la musique.
Mais l’idée du mariage a été pour moi une surprise totale. Comme nous étions assez intimes, je lui ai demandé comment elle s’attendait à ce que la famille de son mari la reçoive.
« Mal. Très mal. »
Avec précaution, je lui ai demandé si elle était forcée de se marier pour une raison quelconque.
« Je suis vierge. Je ne suis pas enceinte. »
J’ai voulu savoir si elle avait déjà prévenu sa propre famille, et elle m’a dit oui – ils avaient réagi avec un certain étonnement, suivi des larmes de la mère et des menaces du père.
« Quand je viens ici louer la Vierge par ma musique, je ne pense pas à ce que les autres vont dire : je partage simplement avec elle mes sentiments. Et depuis que j’ai une certaine notion des choses, cela n’a pas changé ; je suis un réceptacle dans lequel l’Énergie Divine peut se manifester. Et cette énergie me demande maintenant d’avoir un enfant, auquel je pourrai donner ce que ma mère biologique ne m’a jamais donné : protection et sécurité.
– Personne n’est en sécurité sur cette terre », ai-je répondu. Elle avait encore un long avenir devant elle, le miracle de la création avait le temps de se manifester. Mais Athéna était décidée :
« Sainte Thérèse ne s’est pas rebellée contre la maladie dont elle était atteinte ; bien au contraire, elle y a vu un signe de la Gloire. Sainte Thérèse était beaucoup plus jeune que je le suis aujourd’hui, elle avait quinze ans quand elle a décidé d’entrer dans un couvent. On le lui a interdit et elle n’a pas accepté : elle a décidé d’aller directement parler au Pape. Pouvez-vous imaginer cela ? Parler au Pape ! Et elle a réussi à atteindre ses objectifs.
« Cette même Gloire me demande quelque chose qui est beaucoup plus facile et beaucoup plus généreux qu’une maladie – être mère. Si j’attends trop, je ne pourrai pas être la camarade de mon enfant, la différence d’âge sera trop grande et nous n’aurons plus les mêmes intérêts communs.
– Vous ne seriez pas la seule », ai-je insisté.
Mais Athéna a continué, comme si elle ne m’avait pas entendu :
« Je suis heureuse quand je pense que Dieu existe et qu’Il m’écoute ; mais cela ne suffit pas pour continuer à vivre, et rien ne semble avoir de sens. Je feins une gaieté que je ne ressens pas, je dissimule ma tristesse pour ne pas inquiéter ceux qui m’aiment tant et se font tant de soucis pour moi. Mais récemment j’ai envisagé l’hypothèse du suicide. Le soir, avant de me coucher, j’ai de longues conversations avec moi-même, je veux chasser cette idée, ce serait une ingratitude envers tous, une fuite, une manière de répandre tragédie et misère sur la terre. Le matin, je viens ici converser avec la Sainte Vierge, lui demander de me délivrer des démons auxquels je parle la nuit. Jusqu’à présent, je m’en suis sortie, mais je commence à faiblir. Je sais que j’ai une mission que j’ai refusée très longtemps, et qu’il me faut maintenant accepter.
« Cette mission, c’est la maternité. Je dois l’accomplir, ou je deviendrai folle. Si je ne vois pas la vie se développer en moi, je ne pourrai plus accepter la vie qui est à l’extérieur.

Septième Chapitre
Lukás Jessen-Petersen, ex-mari
Quand Viorel est né, je venais d’avoir vingt-deux ans. Je n’étais plus l’étudiant tout juste marié avec une ex-camarade de faculté, mais un homme responsable du soutien de sa famille, portant un poids énorme sur les épaules. Mes parents, qui n’étaient même pas venus au mariage, avaient bien sûr soumis toute aide financière à deux conditions : la séparation et la certitude que j’aurais la garde de l’enfant (plus exactement, c’est ce qu’avait déclaré mon père, parce que ma mère téléphonait souvent en pleurant, disant que j’étais fou, mais qu’elle aimerait beaucoup prendre son petit-fils dans ses bras). J’espérais que cette résistance passerait à mesure qu’ils comprendraient mon amour pour Athéna et ma décision de rester avec elle.
Mais elle ne passait pas. Et maintenant je devais prendre soin de ma femme et de mon fils. J’ai résilié mon inscription à la faculté d’ingénierie. J’ai reçu un coup de téléphone de mon père, hésitant entre menaces et marques d’affection, me disant que si je continuais ainsi, je serais déshérité, mais que si je retournais à l’université, il envisagerait de m’aider « provisoirement », selon ses termes. J’ai refusé ; le romantisme de la jeunesse nous pousse à prendre toujours des positions radicales. J’ai affirmé que je pouvais résoudre mes problèmes tout seul.
Jusqu’à la naissance de Viorel, grâce à Athéna, je commençais à me comprendre mieux. Et cela ne venait pas de notre relation sexuelle – très timide, je dois l’avouer – mais de la musique.
La musique est aussi vieille que les êtres humains, m’a-t-on expliqué plus tard. Nos ancêtres, qui voyageaient de caverne en caverne, ne pouvaient pas porter beaucoup de choses, mais l’archéologie moderne montre que dans leur bagage, en plus du peu dont ils avaient besoin pour se nourrir, il y avait toujours un instrument de musique, en général un tambour. La musique n’est pas seulement un réconfort ou une distraction, elle va bien au-delà – c’est une idéologie. Vous connaissez les gens par le genre de musique qu’ils écoutent.
Voyant Athéna danser quand elle était enceinte, l’écoutant jouer de la guitare pour que le bébé puisse se calmer et comprendre qu’il était aimé, j’ai laissé peu à peu sa manière de voir le monde envahir aussi ma vie. Quand Viorel est né, dès qu’il est arrivé à la maison, nous lui avons fait écouter un adagio d’Albinoni. Quand nous discutions, c’était avec beaucoup de musique – même si je ne peux établir aucune relation logique entre une chose et l’autre, sauf si je pense aux hippies – qui nous aidait à affronter les moments difficiles.
Mais tout ce romantisme ne suffisait pas pour gagner de l’argent. Vu que je ne jouais d’aucun instrument et ne pouvais même pas me produire dans un bar pour distraire les clients, j’ai fini par trouver simplement un emploi de stagiaire dans un cabinet d’architectes, où je faisais des calculs structurels. On me payait très peu à l’heure, de sorte que je sortais tôt et rentrais tard à la maison. Je voyais à peine mon fils – qui dormait – et je ne pouvais quasiment pas parler ou faire l’amour avec ma femme, qui était épuisée. Toute la nuit je me demandais : quand allons-nous améliorer notre situation financière, et avoir la dignité que nous méritons ? J’avais beau être d’accord avec Athéna quand elle parlait de l’inutilité du diplôme dans la plupart des cas, dans certains domaines comme l’ingénierie (ou bien le droit et la médecine) une série de connaissances techniques est fondamentale pour ne pas mettre en danger la vie d’autrui. Et moi, j’avais été obligé d’interrompre la recherche d’une profession que j’avais choisie, un rêve qui comptait beaucoup pour moi.
Les disputes ont commencé. Athéna se plaignait que j’accorde trop peu d’attention à l’enfant, qui avait besoin d’un père ; s’il ne s’était agi que d’avoir un enfant, elle aurait pu faire cela toute seule, sans avoir besoin de me créer autant de problèmes. Plus d’une fois, j’ai claqué la porte de la maison et je suis allé me promener, hurlant qu’elle ne me comprenait pas, que moi non plus je ne comprenais pas comment j’avais finalement accepté cette « folie » d’avoir un enfant à vingt ans, avant que nous ne soyons capables d’avoir un minimum de ressources financières. Peu à peu, nous avons cessé de faire l’amour, soit par fatigue, soit parce que nous étions sans cesse en colère l’un contre l’autre.
J’ai sombré dans la dépression, pensant que j’avais été utilisé et manipulé par la femme que j’aimais. Athéna a remarqué que mon humeur devenait bizarre et, plutôt que de m’aider, elle a décidé de concentrer toute son énergie sur Viorel et sur la musique. Je me suis mis à fuir dans le travail. De temps à autre, je parlais avec mes parents, et j’entendais toujours la même histoire : « Elle a eu un enfant pour te retenir. »
D’autre part, elle était de plus en plus attachée à la religion. Elle a exigé tout de suite le baptême, avec un prénom qu’elle avait décidé elle-même – Viorel, d’origine roumaine. Je pense que, sauf quelques immigrés, personne en Angleterre ne s’appelle Viorel, mais j’ai trouvé cela créatif, et une fois encore j’ai compris qu’elle faisait une étrange connexion avec un passé qu’elle n’avait même pas vécu – les jours à l’orphelinat de Sibiu.
J’essayais de m’adapter à tout cela, mais j’ai senti que je perdais Athéna à cause de l’enfant. Nos disputes sont devenues plus fréquentes, elle a commencé à me menacer de quitter la maison, parce que Viorel recevait les « énergies négatives » de nos discussions. Un soir, après une nouvelle menace, c’est moi qui suis parti, pensant que je reviendrais dès que je me serais un peu calmé.
J’ai commencé à marcher dans Londres sans but, pestant contre la vie que j’avais choisie, l’enfant que j’avais accepté, la femme qui apparemment ne s’intéressait plus du tout à ma présence. Je suis entré dans le premier bar, près d’une station de métro, et j’ai bu quatre doses de whisky. Quand le bar a fermé à onze heures du soir, je suis allé dans un magasin, de ceux qui restent ouverts jusqu’au petit matin, j’ai acheté encore du whisky, je me suis assis sur un banc, et j’ai continué à boire. Une bande de jeunes s’est approchée, l’un d’eux m’a demandé de partager la bouteille, j’ai refusé, et j’ai été roué de coups. La police est arrivée aussitôt et nous avons tous fini au commissariat.
J’ai fait une déposition et j’ai été tout de suite libéré. Je n’ai évidemment accusé personne, j’ai dit que nous avions eu une vive discussion, sinon j’aurais dû comparaître devant des tribunaux pendant des mois, en tant que victime d’agression. Alors que j’étais sur le point de sortir, mon état d’ébriété était tel que je me suis écroulé sur la table d’un inspecteur. L’homme s’est fâché, mais plutôt que de m’arrêter pour insulte à l’autorité, il m’a poussé dehors.
Et là se trouvait l’un de mes agresseurs, qui m’a remercié de ne pas avoir porté l’affaire plus loin. Il a remarqué que j’étais complètement couvert de boue et de sang, et il m’a suggéré de me changer avant de rentrer chez moi. Au lieu de continuer mon chemin, je lui ai demandé de me faire une faveur : qu’il m’écoute, parce que j’avais un immense besoin de parler.
Pendant une heure, il a écouté mes plaintes en silence. En réalité, ce n’est pas à lui que je parlais, mais à moi-même, un garçon qui avait toute une vie devant lui, une carrière qui aurait pu être brillante, une famille qui avait assez de contacts pour que toutes les portes lui soient ouvertes, mais qui maintenant ressemblait à un clochard comme on en voit à Hampstead (N.R. : quartier de Londres), ivre, fatigué, déprimé, sans argent. Tout cela à cause d’une femme, qui ne faisait même pas attention à lui.
À la fin de mon histoire, j’entrevoyais mieux la situation dans laquelle je me trouvais : une vie que j’avais choisie, convaincu que l’amour peut toujours tout sauver. Et ce n’est pas vrai : il finit parfois par nous mener à l’abîme et, ce qui est plus grave, nous entraînons généralement avec nous les personnes qui nous sont chères. Dans mon cas, j’étais en train de détruire non seulement mon existence, mais aussi Athéna et Viorel.
À ce moment, je me suis répété encore une fois que j’étais un homme, et pas le garçon qui était né dans un berceau doré, et que j’avais affronté avec dignité tous les défis qui m’étaient imposés. Je suis rentré à la maison, Athéna dormait déjà avec le bébé dans ses bras. J’ai pris un bain, je suis ressorti pour jeter mes vêtements sales dans la poubelle de la rue, et je me suis couché, étrangement sobre.
Le lendemain, je lui ai dit que je désirais divorcer. Elle a demandé pourquoi.
« Parce que je t’aime. J’aime Viorel. Et tout ce que j’ai fait, c’est vous accuser tous les deux parce que j’ai abandonné mon rêve de devenir ingénieur. Si nous avions attendu un peu, les choses seraient différentes, mais tu n’as pensé qu’à tes projets – tu as oublié de m’inclure dedans. »
Athéna n’a pas réagi, comme si elle s’y attendait, ou comme si inconsciemment elle provoquait cette attitude.
Le cœur me saignait, car j’espérais qu’elle me supplierait de rester. Mais elle paraissait calme, résignée, se souciant seulement de faire en sorte que le bébé n’entendît pas notre conversation. C’est à ce moment-là que j’ai eu la certitude qu’elle ne m’avait jamais aimé, que je n’avais été qu’un instrument pour la réalisation de ce rêve fou, avoir un enfant à dix-neuf ans.
Je lui ai dit qu’elle pouvait garder la maison et les meubles, mais elle a refusé : elle irait chez sa mère quelque temps, elle chercherait un emploi, et elle louerait son propre appartement. Elle m’a demandé si je pouvais l’aider financièrement pour Viorel. J’ai accepté immédiatement.
Je me suis levé, je lui ai donné un dernier et long baiser, j’ai de nouveau insisté pour qu’elle reste là, elle a réaffirmé qu’elle irait chez sa mère dès qu’elle aurait rangé toutes ses affaires. Je suis descendu dans un hôtel bon marché, et j’ai attendu tous les soirs qu’elle me téléphone pour me demander de revenir, commencer une nouvelle vie – j’étais même prêt à poursuivre l’ancienne vie si nécessaire, car l’éloignement m’avait permis de comprendre que rien ni personne ne comptait plus au monde que ma femme et mon fils.
Au bout d’une semaine, j’ai enfin reçu son appel. Mais elle me disait seulement qu’elle avait déjà retiré ses affaires et qu’elle n’avait pas l’intention de revenir. Encore deux semaines plus tard, j’ai su qu’elle avait loué une petite mansarde dans Basset Road, où elle devait monter tous les jours trois étages avec un petit dans les bras. Deux mois ont passé, et nous avons finalement signé les papiers.
Ma vraie famille se brisait à tout jamais. Et la famille dans laquelle je suis né me recevait à bras ouverts.
Aussitôt après notre séparation et l’immense souffrance qui a suivi, je me suis demandé si en réalité nous n’avions pas pris une mauvaise décision, inconséquente, comme des gens qui ont lu trop d’histoires d’amour à l’adolescence et veulent reproduire à tout prix le mythe de Roméo et Juliette. Quand la douleur s’est calmée – et il n’existe à cela qu’un seul remède, le temps qui passe – j’ai compris que la vie m’avait permis de rencontrer la seule femme que je pourrais jamais aimer. Chaque seconde passée à ses côtés valait la peine, et malgré tout ce qui s’est passé, je referais tout ce chemin.
Mais outre que le temps soigne les blessures, il m’a montré une chose curieuse : on peut aimer plus d’une personne au cours de son existence. Je me suis remarié, je suis heureux auprès de ma nouvelle femme, et je ne peux pas imaginer ce que serait la vie sans elle. Mais cela ne m’oblige pas à renoncer à tout ce que j’ai vécu, dès lors que je prends soin de ne jamais essayer de comparer les deux expériences ; on ne peut pas mesurer l’amour comme on mesure une route ou la hauteur d’un immeuble.
Beaucoup plus important : ma relation avec Athéna m’a laissé un fils, son grand rêve, dont elle m’a fait part ouvertement avant que nous décidions de nous marier. J’ai un autre enfant avec ma seconde femme, et je suis maintenant mieux préparé qu’il y a douze ans pour les hauts et les bas de la paternité.
Un jour, lors d’une de nos rencontres, alors que j’allais chercher Viorel pour qu’il passe la fin de semaine avec moi, j’ai décidé d’aborder le sujet : je lui ai demandé pourquoi elle s’était montrée si calme en apprenant que je désirais me séparer d’elle.
« Parce que j’ai appris à souffrir en silence toute ma vie », a-t-elle répondu.
Et alors seulement, elle m’a serrée dans ses bras et elle a pleuré toutes les larmes qu’elle aurait aimé verser ce jour-là.

Huitième Chapitre
Père Giancarlo Fontana
Je l’ai vue entrer pour la messe du dimanche, portant comme toujours le bébé dans ses bras. Je savais qu’ils traversaient des difficultés, mais jusqu’à cette semaine-là, ce n’était rien d’autre qu’une mésentente normale dans un couple, dont j’espérais qu’elle se résoudrait tôt ou tard, vu qu’ils étaient l’un et l’autre des personnes qui irradiaient le Bien autour d’eux.
Depuis un an, elle ne venait plus le matin jouer de la guitare et louer la Vierge ; elle se consacrait à Viorel, que j’ai eu l’honneur de baptiser, bien que je ne me souvienne pas qu’un saint porte ce nom. Mais elle continuait à fréquenter la messe tous les dimanches, et nous bavardions toujours à la fin, quand tout le monde était parti. Elle disait que j’étais son seul ami ; nous avions participé ensemble aux adorations divines, mais maintenant elle devait partager avec moi les difficultés terrestres.
Elle aimait Lukás plus que tous les hommes qu’elle avait rencontrés ; il était le père de son fils, la personne avec qui elle avait choisi de partager sa vie, quelqu’un qui avait renoncé à tout et avait eu assez de courage pour constituer une famille. Quand les crises ont commencé, elle essayait de lui faire comprendre que c’était passager ; elle devait se consacrer à son fils, mais elle n’avait pas la moindre intention d’en faire un enfant dorloté ; elle le laisserait vite affronter tout seul certains défis de la vie. Alors, elle redeviendrait l’épouse et la femme qu’il avait connue lors de leurs premières rencontres, peut-être même avec plus d’intensité, car maintenant elle connaissait mieux les devoirs et les responsabilités attachés au choix qu’elle avait fait. Pourtant, Lukás se sentait rejeté ; elle tâchait désespérément de se partager entre les deux, mais elle était toujours obligée de choisir – et dans ces moments-là, sans l’ombre d’un doute, elle choisissait Viorel.
Avec mes modestes connaissances en psychologie, je lui ai dit que ce n’était pas la première fois que j’entendais ce genre d’histoire ; les hommes se sentent en général rejetés dans une situation comme celle-là, mais cela passe vite ; j’avais déjà observé ce type de problèmes en causant avec mes paroissiens. Au cours d’une de ces conversations, Athéna a reconnu qu’elle s’était peut-être un peu précipitée, être une jeune mère, c’était romantique, mais elle n’avait pas vu très clairement les vrais défis qui surgissent après la naissance de l’enfant. Mais maintenant il était trop tard pour les regrets.
Je lui ai demandé si je pourrais parler à Lukás – qui ne venait jamais à l’église, soit parce qu’il ne croyait pas en Dieu, soit parce qu’il préférait profiter des matinées de dimanche pour se rapprocher de son fils. J’étais prêt à le faire, à condition qu’il vienne de sa propre initiative. Et alors qu’Athéna s’apprêtait à lui demander cette faveur, la grande crise a éclaté, et le mari a quitté la maison.
Je lui ai conseillé d’être patiente, mais elle était profondément blessée. Elle avait déjà été abandonnée une fois dans l’enfance, et toute la haine qu’elle ressentait pour sa mère biologique s’est reportée automatiquement sur Lukás – même si plus tard, d’après ce que j’ai su, ils étaient redevenus de bons amis. Pour Athéna, rompre les liens de famille était peut-être le péché le plus grave que quelqu’un pût commettre.
Elle a continué à fréquenter l’église le dimanche, mais elle rentrait tout de suite chez elle – elle n’avait plus personne à qui laisser son fils, et le petit pleurait beaucoup durant la cérémonie, gênant la concentration des autres fidèles. Dans l’un des rares moments où nous avons pu converser, elle a dit qu’elle travaillait dans une banque, qu’elle avait loué un appartement, et que je ne devais pas m’inquiéter ; le « père » (elle avait cessé de prononcer le prénom de son mari) s’acquittait de ses obligations financières.
Et puis est arrivé ce dimanche fatidique.
Je savais ce qui s’était passé au cours de la semaine – un paroissien me l’avait raconté. Pendant plusieurs nuits, j’ai prié qu’un ange m’inspirât, m’expliquant si je devais respecter mon engagement envers l’Église ou mon engagement envers les hommes. Comme l’ange n’est pas apparu, je suis entré en contact avec mon supérieur, et il m’a dit que l’Église ne pouvait survivre que parce qu’elle avait toujours été inflexible avec ses dogmes – si elle avait commencé à faire des exceptions, nous aurions été perdus dès le Moyen Âge. Je savais exactement ce qui allait se passer, j’ai pensé téléphoner à Athéna, mais elle ne m’avait pas laissé son nouveau numéro.
Ce matin-là, mes mains ont tremblé quand j’ai levé l’hostie pour consacrer le pain. J’ai prononcé les mots que m’avait transmis la tradition millénaire, usant du pouvoir passé par les apôtres aux générations successives. Mais mes pensées se sont bientôt tournées vers cette jeune femme portant son fils dans les bras, une sorte de Vierge Marie, miracle de la maternité et de l’amour manifestes dans l’abandon et la solitude, qui venait de se placer dans la file comme elle le faisait toujours et, peu à peu, s’approchait pour communier.
Je pense qu’une grande partie de l’assemblée présente savait ce qui était en train de se passer. Et tous me regardaient, attendant ma réaction. Je me suis vu entouré par des justes, des pécheurs, des pharisiens, des grands prêtres du Sanhédrin, des apôtres, des disciples, des gens de bonne et de mauvaise volonté.
Athéna s’est arrêtée devant moi et elle a refait le geste qu’elle faisait toujours : elle a fermé les yeux, et elle a ouvert la bouche pour recevoir le corps du Christ.
Le corps du Christ m’est resté dans les mains.
Elle a ouvert les yeux, ne comprenant pas bien ce qui se passait.
« Nous parlerons après », ai-je murmuré.
Mais elle ne bougeait pas.
« Il y a des gens derrière vous dans la file. Nous parlerons après.
– Qu’est-ce qui se passe ? » Tous ceux qui étaient près de nous ont pu entendre sa question.
« Nous parlerons après.
– Pourquoi ne me donnez-vous pas la communion ? Ne voyez-vous pas que vous m’humiliez devant tout le monde ? Tout ce que j’ai traversé ne suffit-il pas ?
– Athéna, l’Église interdit que les personnes divorcées reçoivent le sacrement. Vous avez signé les papiers cette semaine. Nous parlerons après », ai-je insisté encore une fois.
Comme elle ne bougeait pas, j’ai fait signe à la personne qui était derrière elle de passer à côté. J’ai continué à donner la communion jusqu’à ce que le dernier paroissien l’ait reçue. Et c’est alors, avant de regagner l’autel, que j’ai entendu cette voix.
Ce n’était plus la voix de la jeune fille qui chantait pour adorer la Vierge, qui me parlait de ses projets, émue quand elle racontait ce qu’elle avait appris sur la vie des saints, au bord des larmes quand elle partageait ses difficultés dans son mariage. C’était la voix d’un animal blessé, humilié, au cœur débordant de haine.
« Que ce lieu soit maudit ! s’est-elle écriée. Que soient maudits ceux qui n’ont jamais entendu les paroles du Christ et qui ont fait de son message une construction de pierre. Car le Christ a dit : “Que viennent à moi ceux qui souffrent, et je les soulagerai.” Je souffre, je suis blessée, et ils ne me laissent pas aller jusqu’à Lui. J’ai appris aujourd’hui que l’Église avait fait de ces mots : que viennent à moi ceux qui suivent nos règles, et qu’ils laissent tomber ceux qui souffrent ! »
J’ai entendu une femme au premier rang lui demander de se taire. Mais je voulais entendre, j’avais besoin d’entendre. Je me suis tourné et je suis resté devant elle, la tête basse – c’était la seule chose que je pouvais faire.
« Je jure que je ne remettrai plus jamais les pieds dans une église. Je suis encore une fois abandonnée par une famille, et maintenant il ne s’agit plus de difficultés financières, ou de l’immaturité de gens qui se marient trop tôt. Maudits soient ceux qui ferment la porte à une mère et à un enfant ! Vous êtes pareils à ceux qui n’ont pas accueilli la Sainte Famille, pareils à celui qui a renié le Christ quand Il avait le plus besoin d’un ami ! »
Et, faisant demi-tour, elle est sortie en pleurant, son fils dans les bras. J’ai terminé l’office, j’ai donné la bénédiction finale, et je suis allé directement à la sacristie – ce dimanche-là, il n’y aurait pas de fraternisation avec les fidèles, ni de conversations inutiles. Je me trouvais alors face à un dilemme philosophique : j’avais choisi de respecter l’institution, et non les mots sur lesquels l’institution est fondée.
Je suis vieux, Dieu peut m’emporter à tout moment. Je suis resté fidèle à ma religion, et je pense que, malgré toutes ses erreurs, elle s’efforce sincèrement de se corriger. Cela prendra des décennies, peut-être des siècles, mais un jour, on ne prendra plus en compte que l’amour, la phrase du Christ : « Que viennent à moi ceux qui souffrent, et je les soulagerai. » J’ai consacré toute ma vie au sacerdoce, et je n’ai pas regretté une seconde ma décision. Mais dans des moments comme ce dimanche-là, même si ma foi n’est pas en doute, je me suis mis à douter des hommes.
Je sais maintenant ce qui est arrivé à Athéna, et je m’interroge ; serait-ce que tout a commencé là, ou était-ce déjà dans son âme ? Je pense à tous les Athéna et Lukás du monde qui ont divorcé, et pour cette raison ne peuvent recevoir le sacrement de l’Eucharistie ; il ne leur reste qu’à contempler le Christ souffrant et crucifié, et écouter Ses mots – qui ne sont pas toujours en accord avec les lois du Vatican. Ces personnes s’éloignent rarement, la plupart continuent à venir à la messe le dimanche, parce qu’elles y sont habituées, même si elles sont conscientes que le miracle de la transmutation du pain et du vin en chair et sang du Seigneur leur est interdit.
Il se peut, je pense, qu’en sortant de l’église Athéna ait rencontré Jésus. Et qu’elle se soit jetée en pleurant dans ses bras, perdue, lui demandant de lui expliquer pourquoi elle était obligée de rester dehors à cause d’un papier signé, une chose sans aucune importance sur le plan spirituel et qui n’intéressait vraiment que les greffes et le service des impôts.
Et Jésus, regardant Athéna, aura peut-être répondu :
« Regarde, ma fille, moi aussi je suis dehors. Il y a très longtemps qu’ils ne me laissent plus entrer ici.

Neuvième Chapitre
Pavel Podbielski, 57 ans, propriétaire de l’appartement
Athéna et moi avions une chose en commun : nous étions tous les deux exilés de guerre, arrivés en Angleterre encore enfants, même si j’avais fui la Pologne cinquante ans plus tôt. Nous savions l’un et l’autre que, même s’il y a toujours un déplacement physique, les traditions demeurent dans l’exil – les communautés se reconstituent, la langue et la religion restent vivantes, les gens ont tendance à se protéger mutuellement dans un milieu qui leur sera à tout jamais étranger.
De même que les traditions demeurent, le désir du retour disparaît peu à peu. Il doit rester vivant dans nos cœurs, comme un espoir avec lequel il nous plaît de nous mentir, mais qui ne sera jamais réalisé ; je ne retournerai jamais vivre à Czestochowa, elle et sa famille ne seraient jamais repartis à Beyrouth.
C’est ce genre de solidarité qui m’a fait louer le troisième étage de ma maison dans Basset Road – sinon, j’aurais préféré des locataires sans enfant. J’avais déjà commis cette erreur auparavant, et cela avait soulevé deux problèmes : je me plaignais du bruit qu’ils faisaient dans la journée, et ils se plaignaient du bruit que je faisais la nuit. Ces deux problèmes prenaient tous les deux leur source dans des éléments sacrés – les pleurs et la musique –, mais comme ils appartenaient à deux mondes totalement différents, il était difficile que l’un tolérât l’autre.
Je l’ai prévenue, mais elle n’a pas relevé. Elle m’a dit de ne pas m’en faire au sujet de son fils : il passait toute la journée chez sa grand-mère. Et l’appartement avait l’avantage de se trouver près de son travail, une banque des environs.
Malgré mes avertissements, bien qu’elle ait résisté bravement au début, au bout de huit jours, la sonnette a retenti à ma porte. C’était elle, son enfant dans les bras :
« Mon fils ne peut pas dormir. Est-ce qu’aujourd’hui seulement vous ne pourriez pas baisser la musique… »
Tout le monde dans le salon l’a regardée.
« Qu’est-ce que c’est ? »
L’enfant dans ses bras a cessé de pleurer immédiatement, comme s’il était aussi surpris que sa mère en voyant ce groupe de gens qui subitement s’étaient arrêtés de danser.
J’ai appuyé sur le bouton qui mettait en pause la cassette, d’une main je lui ai fait signe d’entrer, et j’ai aussitôt remis l’appareil en marche, pour ne pas perturber le rituel. Athéna s’est assise dans un coin du salon, berçant le bébé dans ses bras, constatant qu’il s’endormait facilement malgré le bruit du tambour et des cuivres. Elle a assisté à toute la cérémonie, elle est partie quand les autres invités partaient aussi et, comme je pouvais l’imaginer, elle a sonné de nouveau à ma porte le lendemain matin, avant d’aller travailler.
« Vous n’avez pas besoin de m’expliquer ce que j’ai vu : des gens qui dansent les yeux fermés ; je sais ce que cela signifie, parce que très souvent je fais la même chose, ce sont les seuls moments de paix et de sérénité de ma vie. Avant d’être mère, je fréquentais les boîtes avec mon mari et mes amis ; là aussi je voyais sur la piste de danse des gens les yeux fermés, certains uniquement pour impressionner les autres, d’autres comme s’ils étaient mus par une force supérieure, plus puissante qu’eux. Et depuis que j’ai une certaine notion de la vie, j’ai trouvé dans la danse un moyen de me connecter à quelque chose qui est plus fort, plus puissant que moi. Mais je voudrais savoir quelle est cette musique.
– Qu’allez-vous faire dimanche ?
– Rien de spécial. Me promener avec Viorel à Regent’s Park, respirer un peu d’air pur. J’aurai tout le temps pour mon emploi du temps personnel – dans cette phase de ma vie, j’ai choisi de suivre celui de mon fils.
– Alors je viendrai avec vous. »
Les deux jours précédant notre promenade, Athéna venait assister au rituel. L’enfant s’endormait au bout de quelques minutes, et elle regardait simplement, sans rien dire, les autres bouger autour d’elle. Bien qu’elle restât immobile sur le sofa, j’avais la certitude que son âme dansait.
Le dimanche après-midi, tandis que nous nous promenions dans le parc, je l’ai priée de prêter attention à tout ce qu’elle voyait et entendait : les feuilles qui se balançaient au vent, les vaguelettes sur le lac, les oiseaux qui chantaient, les chiens qui aboyaient, les cris des enfants qui couraient de tous côtés, comme s’ils obéissaient à une étrange logique, incompréhensible aux adultes.
« Tout bouge. Et tout bouge en rythme. Et tout ce qui bouge en rythme provoque un son ; cela se passe ici et partout dans le monde en ce moment. Nos ancêtres avaient remarqué la même chose, quand ils allaient se mettre à l’abri du froid dans leurs cavernes : les choses bougeaient et faisaient du bruit.
« Les premiers êtres humains ont peut-être fait ce constat avec étonnement, et aussitôt après avec dévotion : ils avaient compris que c’était le moyen pour une Entité Supérieure de communiquer avec eux. Ils se sont mis à imiter les bruits et les mouvements qui les entouraient, espérant communiquer eux aussi avec cette Entité : la danse et la musique venaient de naître. Il y a quelques jours, vous m’avez dit que lorsque vous dansiez, vous parveniez à communiquer avec quelque chose qui est plus puissant que vous.
– Quand je danse, je suis une femme libre. Plus exactement, je suis un esprit libre, qui peut voyager dans l’univers, regarder le présent, deviner l’avenir, se transformer en énergie pure. Et cela me donne un immense plaisir, une joie qui est toujours bien au-delà de ce que j’ai déjà éprouvé, et que j’éprouverai sans doute au long de mon existence.
« À une époque de ma vie, j’étais déterminée à faire de moi une sainte – louant Dieu à travers la musique et les mouvements de mon corps. Mais ce chemin m’est définitivement fermé.
– Quel chemin est fermé ? »
Elle a déposé l’enfant dans sa poussette. J’ai vu qu’elle n’avait pas envie de répondre à la question, j’ai insisté : quand la bouche se ferme, c’est que l’on allait dire quelque chose d’important.
Sans manifester la moindre émotion, comme si elle avait toujours dû supporter en silence ce que la vie lui imposait, elle m’a raconté l’épisode de l’église, quand le prêtre – peut-être son seul ami – lui avait refusé la communion. Et la malédiction qu’elle avait proférée à la minute même ; elle avait abandonné pour toujours l’Église catholique.
« Le saint est celui qui donne une certaine dignité à sa vie, ai-je expliqué. Il nous suffit de comprendre que nous avons tous une raison d’être ici, et de nous engager. Ainsi, nous pouvons rire de nos grandes ou petites souffrances, et avancer sans crainte, conscients que chaque pas a un sens. Nous pouvons nous laisser guider par la lumière qui émane du Vertex.
– Qu’est-ce que le Vertex ? En mathématique, c’est le sommet d’un triangle.
– Dans la vie aussi, c’est le point culminant, le but de tous ceux qui errent mais, ne perdent pas de vue une lumière qui émane de leur cœur, même dans les moments les plus difficiles. C’est ce que nous voulons faire dans notre groupe. Le Vertex est caché en nous, et nous pouvons arriver jusqu’à lui si nous l’acceptons, et si nous reconnaissons sa lumière. »
J’ai expliqué que la danse qu’elle avait vue les jours précédents, réalisée par des personnes de tous âges (à ce moment nous étions un groupe de dix personnes, de dix-neuf à soixante-cinq ans), avait été baptisée « la quête du Vertex » par mes soins. Athéna a demandé où j’avais trouvé cela.
Je lui ai raconté que, juste après la fin de la Seconde Guerre, une partie de ma famille pour fuir le régime communiste qui était en train de s’installer en Pologne, avait décidé de partir pour l’Angleterre. Ils avaient entendu dire que, dans leurs bagages, ils devaient emporter les objets d’art et les livres anciens, qui avaient beaucoup de valeur dans cette partie du monde.
En fait, tableaux et sculptures ont été vendus tout de suite, mais les livres sont restés dans un coin, se couvrant de poussière. Comme ma mère voulait m’obliger à lire et à parler le polonais, ils ont servi à mon éducation. Un beau jour, à l’intérieur d’une édition du XIXe siècle de Thomas Malthus, j’ai découvert deux feuillets de notes rédigées par mon grand-père, mort dans un camp de concentration. J’ai commencé à lire, croyant qu’il s’agissait de renseignements concernant l’héritage, ou de lettres passionnées destinées à quelque amante secrète, puisqu’il courait une légende selon laquelle, un jour, il était tombé amoureux en Russie.
Il y avait bien une certaine relation entre la légende et la réalité. C’était le récit de son voyage en Sibérie pendant la révolution communiste ; là-bas, dans le lointain village de Diedov (N.R. : il a été impossible de localiser sur la carte ce village ; ou bien le nom a été volontairement changé, ou bien l’endroit a disparu après les migrations forcées de Staline), il avait aimé une actrice. D’après mon grand-père, elle faisait partie d’une sorte de secte, dont les membres pensent trouver dans un type de danse déterminé le remède à tous les maux, parce qu’elle permet le contact avec la lumière du Vertex.
L’actrice et ses amis craignaient que toute cette tradition ne disparaisse ; les habitants allaient bientôt être déplacés, et le lieu servirait pour des essais nucléaires. Ils l’ont prié d’écrire tout ce qu’ils avaient appris. Et c’est ce qu’il a fait, mais il n’a sans doute pas accordé beaucoup d’importance à l’affaire, oubliant ses notes dans un livre qu’il emportait. Jusqu’au jour où je les ai découvertes.
Athéna m’a interrompu :
« Mais on ne peut pas écrire sur la danse. Il faut danser.
– Exact. Au fond, les notes ne disaient que cela : danser jusqu’à l’épuisement, comme si nous étions des alpinistes gravissant cette colline, cette montagne sacrée. Danser jusqu’à ce que notre respiration haletante transmette l’oxygène à notre organisme d’une manière inhabituelle et que cela nous fasse perdre notre identité, notre rapport à l’espace et au temps. Danser au son des seules percussions, répéter le processus tous les jours, comprendre que, à un certain moment, les yeux se ferment naturellement et nous distinguons une lumière qui vient de l’intérieur, qui répond à nos questions et développe nos pouvoirs cachés.
– Avez-vous déjà développé un pouvoir ? »
En guise de réponse, je lui ai suggéré de se joindre à notre groupe, puisque l’enfant semblait toujours à l’aise même quand le son des cymbales et des instruments à percussion était très fort. Le lendemain, à l’heure où nous commencions toujours la séance, elle était là. Je l’ai présentée à mes compagnons, expliquant simplement qu’il s’agissait de la voisine du dessus ; personne n’a rien dit de sa vie, ni demandé ce qu’elle faisait. À l’heure fixée, j’ai mis le son et nous avons commencé à danser.
Athéna a fait les premiers pas avec l’enfant dans les bras, mais il s’est tout de suite endormi et elle l’a déposé sur le sofa. Avant de fermer les yeux et d’entrer en transe, j’ai vu qu’elle avait compris exactement le chemin du Vertex.
Tous les jours – sauf le dimanche – elle était là avec l’enfant. Nous échangions seulement quelques mots de bienvenue ; je mettais la musique qu’un ami m’avait rapportée des steppes de Russie, et nous commencions tous à danser jusqu’à l’épuisement. Au bout d’un mois, elle m’a réclamé une copie de la cassette.
« J’aimerais faire cela le matin, avant de laisser Viorel chez maman et d’aller travailler. »
J’ai résisté avec force.
« Tout d’abord, je pense qu’un groupe qui est connecté à la même énergie finit par créer une sorte d’aura, ce qui facilite la transe de tout le monde. En outre, faire cela avant d’aller au travail, c’est vous préparer à vous faire licencier, car vous serez fatiguée toute la journée. »
Athéna a réfléchi un peu, mais elle a aussitôt réagi :
« Vous avez raison quand vous parlez de l’énergie collective. Je vois que dans votre groupe il y a quatre couples et votre femme. Tous, absolument tous, ont trouvé l’amour. C’est pourquoi ils peuvent partager avec moi une vibration positive.
« Mais moi, je suis seule. Plus exactement, je suis avec mon fils, mais son amour ne se manifeste pas encore d’une manière compréhensible. Alors je préfère accepter ma solitude : si je cherche à lui échapper en ce moment, je ne retrouverai jamais un partenaire. Si je l’accepte plutôt que de lutter contre elle, les choses changeront peut-être. J’ai constaté que la solitude est plus forte quand nous tentons de l’affronter, mais perd de son intensité quand nous l’ignorons tout simplement.
– Êtes-vous venue vers notre groupe en quête d’amour ?
– Je pense que ce serait un bon motif, mais la réponse est non. Je suis venue parce que je cherche un sens à ma vie ; ma seule raison de vivre est Viorel, et je crains que cela ne finisse par le détruire, soit parce que je le protégerai exagérément, soit parce que je finirai par projeter sur lui les rêves que je n’ai pas réussi à réaliser. Un de ces derniers jours, pendant que je dansais, je me suis sentie guérie. Si j’avais eu une maladie physique, je sais que nous pourrions appeler cela un miracle ; mais j’étais atteinte d’un mal spirituel, qui s’est brusquement éloigné. »
Je savais de quoi elle parlait.
« Personne ne m’a appris à danser au son de cette musique, a poursuivi Athéna. Mais je pressens que je sais ce que je fais.
– Il n’est pas nécessaire d’apprendre. Rappelez-vous notre promenade dans le parc, et ce que nous avons vu : la nature créant le rythme et s’adaptant à chaque instant.
– Personne ne m’a appris à aimer. Mais j’ai déjà aimé Dieu, j’ai aimé mon mari, j’aime mon fils et ma famille. Et pourtant, quelque chose me manque. J’ai beau être fatiguée pendant que je danse, quand je m’arrête, il me semble que je suis en état de grâce, dans une extase profonde. Je veux que cette extase se prolonge toute la journée. Et qu’elle m’aide à trouver ce qui me manque : l’amour d’un homme.
« Je peux voir le cœur de cet homme, même si je ne parviens pas à voir son visage. Je sens qu’il est tout près, alors je dois être attentive. Je dois danser le matin, pour pouvoir, le restant de la journée, prêter attention à ce qui se passe autour de moi.
– Savez-vous ce que veut dire le mot “extase” ? Il vient du grec, et il signifie : sortir de soi-même. Passer la journée entière hors de soi-même, c’est trop demander à son corps et à son âme.
– J’essaierai. »
J’ai vu qu’il n’avançait à rien de discuter, et j’ai fait une copie de la cassette. Dès lors, je me réveillais tous les jours avec cette musique à l’étage au-dessus, je pouvais entendre ses pas, et je me demandais comment elle pouvait envisager son travail dans une banque après une heure ou presque de transe. Un jour où nous nous sommes rencontrés par hasard dans le couloir, je lui ai proposé de venir prendre un café. Athéna m’a raconté qu’elle avait fait d’autres copies de la cassette et que maintenant beaucoup de ses collègues cherchaient le Vertex.
« J’ai eu tort ? C’était secret ? »
Non, bien sûr ; au contraire, cela m’aidait à préserver une tradition quasi perdue. Dans les notes de mon grand-père, une femme disait qu’un moine qui visitait la région avait affirmé que tous nos ancêtres et toutes les générations futures étaient présents en nous. Quand nous nous libérions, nous en faisions autant pour l’humanité.
« Alors les hommes et les femmes de cette petite ville de Sibérie doivent être présents, et contents. Leur travail renaît en ce monde, grâce à votre grand-père. Mais je serais curieuse de savoir pourquoi vous avez décidé de danser après avoir lu ce texte. Si vous aviez lu quelque chose sur le sport, auriez-vous décidé de devenir footballeur ? »
C’était la question que personne ne me posait.
« J’étais malade, à l’époque. J’avais une espèce rare d’arthrite, et les médecins disaient que je devais me préparer à être dans une chaise roulante à trente-cinq ans. Voyant que j’avais peu de temps devant moi, j’ai décidé de me consacrer à tout ce que je ne pourrais plus faire par la suite. Mon grand-père avait écrit, sur ce petit morceau de papier, que les habitants de Diedov croyaient aux pouvoirs curatifs de la transe.
– Apparemment, ils avaient raison. »
Je n’ai rien répondu, mais je n’en étais pas si sûr. Les médecins s’étaient peut-être trompés. Le fait que je sois un immigrant avec ma famille, ne pouvant m’offrir le luxe d’être malade, a peut-être agi sur mon inconscient avec une force telle que cela a provoqué une réaction naturelle de mon organisme. Ou peut-être était-ce vraiment un miracle, ce qui irait absolument à l’encontre de ce que prêche ma foi catholique : les danses ne guérissent pas.
Je me souviens que, dans mon adolescence, comme je n’avais pas la musique que je jugeais adéquate, il m’arrivait de me mettre un capuchon noir sur la tête et d’imaginer que la réalité qui m’entourait cessait d’exister : mon esprit voyageait vers Diedov, avec ces hommes et ces femmes, avec mon grand-père et son actrice tant aimée. Dans le silence de la chambre, je leur demandais de m’apprendre à danser, à dépasser mes limites, car bientôt je serais paralysé à tout jamais. Plus mon corps bougeait, plus la lumière de mon cœur apparaissait, et plus j’apprenais – peut-être tout seul, peut-être avec les fantômes du passé. J’en suis venu à imaginer la musique qu’ils écoutaient dans leurs rituels, et quand un ami s’est rendu en Sibérie bien des années plus tard, je lui ai demandé de me rapporter quelques disques ; à ma surprise, l’un d’eux ressemblait beaucoup à ce que je pensais être la danse de Diedov.
Mieux valait n’en rien dire à Athéna – c’était une personne facilement influençable, et son tempérament me semblait instable.
« Peut-être agissez-vous correctement », ai-je seulement remarqué.
Nous avons conversé encore une fois, peu avant son voyage au Moyen-Orient. Elle paraissait contente, comme si elle avait trouvé tout ce qu’elle désirait : l’amour.
« Mes collègues de travail ont formé un groupe, et ils s’appellent eux-mêmes “les pèlerins du Vertex”. Tout cela grâce à votre grand-père.
– Grâce à vous, qui avez senti la nécessité de partager cela avec les autres. Je sais que vous allez partir, et je veux vous remercier d’avoir donné une autre dimension à ce que j’ai fait pendant des années, essayant de propager cette lumière avec quelques intéressés, mais toujours timidement, pensant toujours que l’on allait trouver ridicule toute cette histoire.
– Savez-vous ce que j’ai découvert ? Que si l’extase est la capacité de sortir de soi-même, la danse est une manière de s’élever dans l’espace. Découvrir de nouvelles dimensions, et cependant rester en contact avec son corps. Avec la danse, le monde spirituel et le monde réel parviennent à cohabiter sans conflits. Je pense que les danseurs classiques restent sur la pointe des pieds parce qu’ils touchent la terre et en même temps atteignent les cieux. »
Autant que je me souvienne, ce furent ses derniers mots. Pendant n’importe quelle danse à laquelle nous nous abandonnons joyeusement, le cerveau perd son pouvoir de contrôle, et le cœur dirige le corps. Alors seulement le Vertex apparaît.
Dès lors que nous y croyons, bien sûr.

Dixième Chapitre
Peter Sherney, 47 ans, directeur général d’une succursale de la banque (supprimé) à Holland Park, Londres
J’ai embauché Athéna uniquement parce que sa famille était l’un de nos gros clients – après tout, ce sont les intérêts mutuels qui font tourner le monde. Comme elle était trop agitée, je l’ai affectée à un service de bureau, dans le doux espoir qu’elle finirait par présenter sa démission ; ainsi, j’aurais pu dire à son père que j’avais essayé de l’aider, sans succès.
Mon expérience en tant que directeur m’avait appris à connaître l’état d’esprit des gens, même s’ils ne disent rien. On m’avait enseigné ceci dans un cours de gestion : si vous voulez vous débarrasser de quelqu’un, faites tout pour qu’il finisse par vous manquer de respect, ainsi vous aurez un motif valable pour le licencier.
J’ai fait tout mon possible pour atteindre mon objectif avec Athéna ; comme elle n’avait pas impérativement besoin de son salaire pour survivre, elle allait découvrir que se lever tôt, laisser son fils chez sa mère, assurer toute la journée un travail répétitif, retourner chercher son fils, aller au supermarché, s’occuper de l’enfant, le coucher, gaspiller encore trois heures le lendemain dans les transports en commun, tout cela représentait un effort absolument inutile, puisqu’il y avait d’autres manières plus intéressantes de passer ses journées. Très rapidement, elle s’est montrée de plus en plus irritable, et j’étais fier de ma stratégie : j’allais réussir. Elle a commencé à se plaindre de l’endroit où elle vivait, disant que le propriétaire de son appartement mettait tout le temps la musique très fort la nuit, et qu’elle n’arrivait même plus à dormir.
Et brusquement, quelque chose a changé. D’abord seulement chez Athéna. Et bientôt dans toute l’agence.
Comment ai-je pu noter ce changement ? Bien, un groupe de gens qui travaille est toujours une espèce d’orchestre ; un bon administrateur est un maestro, et il sait quel instrument est désaccordé, celui qui transmet le plus d’émotion, et celui qui se contente de suivre le reste du groupe. Athéna semblait jouer sa partition sans le moindre enthousiasme, toujours distante, ne partageant jamais avec ses camarades les joies ou les tristesses de sa vie personnelle, laissant entendre que, quand elle sortait du travail, le reste du temps se résumait à s’occuper de son fils, et rien d’autre. Et puis elle a commencé à paraître plus reposée, plus communicative, racontant à qui voulait l’entendre qu’elle avait découvert une méthode de rajeunissement.
Bien sûr, rajeunissement est un mot magique. Venant de quelqu’un qui n’a que vingt et un ans, il semble absolument hors contexte – et pourtant, les gens l’ont crue et ils se sont mis à réclamer le secret de cette formule.
Elle est devenue plus efficace, bien que son activité restât la même. Ses collègues de travail, qui avant s’en tenaient au « bonjour, bonsoir », se sont mis à l’inviter à déjeuner. Quand ils revenaient, ils avaient l’air satisfaits, et la productivité du service a fait un bond gigantesque.
Je sais que les gens amoureux finissent par transmettre leur passion au milieu dans lequel ils vivent, j’en ai déduit immédiatement qu’Athéna avait dû rencontrer quelqu’un qui comptait beaucoup pour elle.
Je lui ai posé la question, et elle l’a reconnu, ajoutant qu’elle n’était jamais sortie avec un client, mais que, dans ce cas, il lui avait été impossible de refuser l’invitation. Dans une situation normale, elle aurait été immédiatement licenciée – les règles de la banque étaient claires, les contacts personnels avec la clientèle étaient définitivement interdits. Mais, à ce stade, j’avais constaté que son comportement avait influencé pratiquement tout le monde ; certains de ses collègues avaient commencé à la retrouver après le travail et, à ce que j’en savais, au moins deux ou trois d’entre eux étaient allés chez elle.
J’étais confronté à une situation très périlleuse ; la jeune stagiaire, sans aucune expérience de travail antérieure, jusque-là timide et parfois agressive, était devenue une sorte de leader naturel de mes agents. Si je la licenciais, ils penseraient que c’était par jalousie – et ils cesseraient de me respecter. Si je la gardais, je courais le risque de perdre en quelques mois le contrôle du groupe.
J’ai décidé d’attendre un peu ; pendant ce temps, une meilleure « énergie » (je déteste ce mot, car en réalité il ne veut rien dire de concret, à moins que l’on ne parle d’électricité) a commencé à circuler dans l’agence. Les clients semblaient plus satisfaits et ils la recommandaient à d’autres. Les agents étaient de bonne humeur et, bien que l’activité eût doublé, je n’ai pas été obligé d’embaucher de personnel supplémentaire, puisque tous remplissaient leurs fonctions.
Un jour, j’ai reçu une lettre de mes supérieurs. Ils voulaient que je me rende à Barcelone, où devait se tenir une convention du groupe, afin que j’y explique ma méthode d’administration. D’après eux, j’avais réussi à accroître les profits sans augmenter les dépenses, et c’est tout ce qui intéresse les dirigeants – dans le monde entier, cela dit en passant.
Quelle méthode ?
Mon seul mérite était de savoir où tout avait commencé, et j’ai décidé de convoquer Athéna à mon bureau. Je lui ai fait des compliments pour son excellente productivité, elle m’a remercié d’un sourire.
J’ai fait un pas prudent, ne voulant pas être mal interprété :
« Comment va votre petit ami ? J’ai toujours pensé que quelqu’un qui reçoit de l’amour finit par donner plus d’amour encore. Que fait-il ?
Il travaille à Scotland Yard
J’ai préféré ne pas entrer dans les détails. Mais je devais poursuivre la conversation à tout prix, et je n’avais pas beaucoup de temps à perdre.
« J’ai noté un grand changement chez vous, et…
– Avez-vous noté un grand changement à l’agence ? »
Comment répondre à une question comme celle-là ? D’un côté, je lui aurais donné plus de pouvoir qu’il n’était conseillé, d’un autre côté, si je n’étais pas allé droit au but, je n’aurais jamais obtenu les réponses dont j’avais besoin.
« Oui, j’ai noté un grand changement. Et je pense vous accorder une promotion.
– J’ai besoin de partir à l’étranger. Je veux quitter un peu Londres, connaître de nouveaux horizons. »
Partir à l’étranger ? À présent que tout marchait bien dans mon milieu de travail, elle voulait s’en aller ? Mais, à y réfléchir, n’était-ce pas exactement cette issue dont j’avais besoin et que je désirais ?
« Je peux être utile à la banque si vous me donnez davantage de responsabilités », a-t-elle poursuivi.
Compris – et elle me donnait une excellente occasion. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? « Partir à l’étranger », cela signifiait l’éloigner, reprendre mon pouvoir, sans avoir à supporter les frais d’une démission ou d’une rébellion. Mais il me fallait réfléchir à la question car, avant d’être utile la banque, elle devait m’aider. Maintenant que mes supérieurs avaient constaté l’accroissement de notre productivité, je savais que je devrais la soutenir, sinon je risquais de perdre mon prestige et de me retrouver dans une situation plus mauvaise qu’avant. Parfois je comprends pourquoi une grande partie de mes confrères ne cherchent pas à faire grand-chose pour améliorer les choses : s’ils n’y parviennent pas, on les traite d’incompétents ; s’ils réussissent, ils sont obligés d’atteindre toujours de meilleurs résultats et ils finissent leurs jours avec un infarctus du myocarde.
J’ai fait prudemment le pas suivant. Il n’est pas conseillé d’effrayer la personne qui détient un secret que nous avons besoin de connaître avant qu’elle ne le révèle ; mieux vaut faire semblant d’accepter ce qu’elle demande.
« Je tenterai de faire parvenir votre requête à mes supérieurs. D’ailleurs, je vais les rencontrer à Barcelone et c’est justement pour cette raison que j’ai décidé de vous appeler. Serais-je dans le vrai si je disais que notre activité s’est améliorée depuis que, disons, les gens ont une meilleure relation avec vous ?
– Disons… une meilleure relation avec eux-mêmes.
– Oui. Mais vous l’avez provoqué – ou je me trompe ?
– Vous savez que vous ne vous trompez pas.
– Avez-vous lu un livre de gestion que je ne connais pas ?
– Je ne lis pas ce genre de chose. Mais j’aimerais que vous me promettiez que vous allez vraiment prendre ma demande en considération. »
J’ai pensé à son petit ami de Scotland Yard ; si je faisais une promesse et que je ne la tienne pas, serais-je victime de représailles ? Lui avait-il enseigné une technologie de pointe, grâce à laquelle on obtient des résultats impossibles ?
« Je peux absolument tout vous dire, même si vous ne tenez pas votre promesse. Mais je ne sais pas si vous obtiendrez un résultat si vous ne faites pas ce que je vous enseigne.
– Cette fameuse “technique de rajeunissement” ?
– Cela même.
– Ne suffit-il pas de la connaître seulement en théorie ?
– Peut-être. C’est par l’intermédiaire de quelques feuilles de papier qu’elle est parvenue à celui qui me l’a enseignée. »
J’étais content qu’elle ne me forçât pas à prendre des décisions hors de ma portée et contraires à mes principes. Mais, au fond, je dois avouer que j’avais aussi un intérêt personnel dans cette histoire, car je rêvais également d’un recyclage de mon potentiel. J’ai promis à Athéna que je ferais mon possible, et elle a commencé à me décrire une danse longue et ésotérique en quête d’un certain Vertex (ou Axe, je ne me souviens plus très bien). À mesure que nous parlions, je m’efforçais de replacer d’une manière objective ses réflexions hallucinées. Une heure n’a pas suffi, je lui ai donc demandé de revenir le lendemain, et nous avons préparé ensemble le rapport qui devait être présenté à la direction de la banque. À un certain moment de notre conversation, elle m’a dit en souriant :
« N’ayez pas peur d’écrire quelque chose qui se rapproche beaucoup de ce dont nous parlons. Je pense que même la direction d’une banque est faite de gens comme nous, en chair et en os, et doit s’intéresser de très près à des procédés non conventionnels. »
Athéna se trompait totalement : en Angleterre, les traditions parlent toujours plus haut que les innovations. Mais qu’est-ce que cela coûtait de prendre quelques risques, dès lors que je ne mettais pas mon emploi en péril ? Puisque la chose me paraissait totalement absurde, il me fallait la résumer et lui donner une forme que tout le monde pût comprendre. Cela suffisait.
Avant de commencer ma conférence à Barcelone, je me suis répété toute la matinée : « mon » procédé réussit, et c’est tout ce qui compte. J’ai lu quelques manuels et découvert que pour présenter une idée neuve avec le maximum d’impact, il fallait aussi créer une structure de débat qui provoque le public, de sorte que la première chose que j’ai dite aux cadres supérieurs réunis dans un hôtel de luxe a été une phrase de saint Paul : « Dieu a caché les choses importantes aux sages, parce qu’ils ne peuvent pas comprendre ce qui est simple, et il a décidé de les révéler aux simples de cœur » (N.R. : impossible de savoir ici s’il se réfère à une citation de l’évangéliste Matthieu (11, 25) où il dit « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits ». Ou à une phrase de Paul (Cor 1, 27) ; « Mais ce qui est folie dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre les sages ; ce qui est faible dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est fort. »)
Quand j’ai dit cela, tout l’auditoire, qui avait passé deux jours à analyser des graphiques et des statistiques, est resté silencieux. J’ai pensé que j’avais perdu mon emploi, mais j’ai décidé de continuer. Premièrement, parce que j’avais étudié le sujet, j’étais sûr de ce que je disais, et je méritais la confiance. Deuxièmement, parce que, même si à certains moments j’avais dû omettre l’énorme influence d’Athéna sur tout le processus, je ne mentais pas non plus :
« J’ai découvert que de nos jours pour motiver les employés, il fallait plus qu’une bonne formation dans nos centres extrêmement qualifiés. Nous avons tous en nous une part d’inconnu qui, quand elle affleure, peut produire des miracles.
« Nous travaillons tous en vue d’une fin : nourrir nos enfants, gagner de l’argent pour subvenir à nos besoins, donner une justification à notre vie, acquérir une parcelle de pouvoir. Mais il y a des étapes détestables dans ce parcours, et le secret consiste à transformer ces étapes en une rencontre avec soi-même, ou avec quelque chose de plus élevé.
Par exemple : la quête de la beauté n’est pas toujours associée à un objet concret, et pourtant nous la cherchons comme si c’était la chose la plus importante au monde. Les oiseaux apprennent à chanter, ce qui ne signifie pas que cela les aide à trouver de la nourriture, éviter les prédateurs, ou éloigner les parasites. Les oiseaux chantent, selon Darwin, parce que c’est leur seul moyen pour attirer leur partenaire et perpétuer l’espèce. »
J’ai été interrompu par un cadre supérieur genevois, qui réclamait avec insistance une présentation plus objective. Mais le directeur général m’a encouragé à poursuivre, ce qui m’a enthousiasmé.
« Toujours selon Darwin, qui a écrit un livre qui a su changer le cours de l’humanité (N.R. : L’Origine des espèces, 1859, dans lequel il montre que l’homme est une évolution naturelle d’un type de singe), tous ceux qui parviennent à éveiller des passions répètent quelque chose qui se passe depuis l’âge des cavernes, où les rites de séduction étaient fondamentaux pour la survie et l’évolution de l’espèce. Alors, quelle différence y a-t-il entre l’évolution de l’espèce humaine et l’évolution d’une agence bancaire ? Aucune. Les deux obéissent aux mêmes lois – seuls les plus capables survivent et se développent.
À ce moment-là, j’ai été obligé de signaler que j’avais développé cette idée grâce à la collaboration spontanée de l’une de mes agents, Sherine Khalil.
« Sherine, qui aime qu’on l’appelle Athéna, a apporté sur son lieu de travail un nouveau type de comportement, c’est-à-dire la passion. Exactement, la passion, quelque chose que nous ne prenons jamais en considération quand nous traitons de prêts ou de relevés de dépenses. Mes agents se sont mis à utiliser la musique comme stimulant pour mieux satisfaire leurs clients. »
Un autre cadre m’a interrompu, pour dire que c’était là une vieille idée : les supermarchés faisaient la même chose, avec des mélodies qui incitaient le client à acheter.
« Je ne dis pas que nous mettons de la musique sur le lieu de travail. Les gens se sont mis à vivre différemment, parce que Sherine, ou Athéna si vous préférez, leur a appris à danser avant d’affronter leur labeur quotidien. Je ne sais pas exactement quel mécanisme cela peut éveiller chez eux ; en tant qu’administrateur, je suis seulement responsable des résultats, pas de la méthode. Je n’ai pas dansé, mais j’ai compris qu’à travers ce genre de danse, ils se sentaient tous mieux reliés à ce qu’ils faisaient.
« Nous sommes nés, nous avons grandi et nous avons été élevés avec cette maxime : le temps, c’est de l’argent. Nous savons exactement ce qu’est l’argent, mais quelle est la signification du mot temps ? La journée comprend vingt-quatre heures et une infinité de moments. Nous devons être conscients de chaque minute, savoir la mettre à profit dans nos activités ou simplement dans la contemplation de la vie. Si nous ralentissons, tout dure beaucoup plus longtemps. Évidemment, la vaisselle, ou le calcul des soldes, ou la compilation des crédits, ou encore le comptage des titres de créance peuvent durer davantage, mais pourquoi ne pas en profiter pour penser à des choses agréables, nous réjouir d’être en vie ? »
Le plus haut directeur de la banque me regardait surpris. Je suis certain qu’il désirait que je continue à expliquer en détail tout ce que j’avais appris, mais certains dans la salle commençaient à se sentir inquiets.
« Je comprends parfaitement ce que vous voulez dire, a-t-il déclaré. Je sais que vos agents ont mis plus d’enthousiasme dans leur travail parce qu’ils avaient au moins un moment de la journée où ils entraient en contact avec eux-mêmes. J’aimerais vous féliciter d’avoir été suffisamment souple pour permettre l’intégration d’enseignements non orthodoxes, qui donnent d’excellents résultats.
« Mais puisque nous sommes dans une convention et que nous parlons du temps, vous n’avez que cinq minutes pour conclure votre présentation. Vous serait-il possible d’essayer d’élaborer une liste des principaux points nous permettant d’appliquer ces principes dans d’autres agences ? »
Il avait raison. Tout cela pouvait être bon pour l’emploi, mais cela risquait aussi d’être fatal à ma carrière, j’ai donc décidé de résumer ce que nous avions écrit ensemble.
« Me fondant sur des observations personnelles, j’ai développé avec Sherine Khalil quelques points que j’aurai le plus grand plaisir à discuter avec ceux que cela intéresse. En voici les principaux :
« A] Nous avons tous une capacité inconnue, qui restera inconnue à tout jamais, mais qui peut être notre alliée. Comme il est impossible de mesurer cette capacité ou de lui donner une valeur économique, elle n’est jamais prise en considération, mais je parle ici à des êtres humains, et je suis certain qu’ils comprennent ce que je dis, du moins en théorie.
« B] Dans mon agence, cette capacité a été provoquée par l’intermédiaire d’une danse basée sur un rythme qui, si je ne m’abuse, vient des déserts d’Asie. Mais peu importe son lieu de naissance, du moment que les gens peuvent exprimer avec leur corps ce que leur âme veut dire. Je sais que le mot “âme” peut être mal compris ici, je conseille donc que nous le remplacions par “intuition”. Et si cet autre mot n’est pas bien assimilé, nous recourrons alors à “émotions primaires”, qui semble avoir une connotation plus scientifique, bien qu’il ait moins de sens que les mots précédents.
« C] Avant qu’ils se rendent au travail, au lieu de faire de la gymnastique ou des exercices d’aérobic, j’ai encouragé mes agents à danser au moins une heure. Cela stimule le corps et l’esprit, ils commencent la journée en exigeant d’eux-mêmes de la créativité, et ils utilisent ensuite cette énergie accumulée dans leurs tâches à l’agence.
« D] Les clients et les employés vivent dans le même monde : la réalité n’est rien d’autre que des stimulus électriques dans notre cerveau. Ce que nous croyons “voir”, c’est une impulsion d’énergie dans une zone complètement obscure de notre tête. Nous pouvons donc essayer de modifier cette réalité, si nous entrons dans une harmonie commune. D’une manière qui m’échappe, la joie est contagieuse, comme l’enthousiasme et l’amour. Ou comme la tristesse, la dépression, la haine – qui peuvent être perçues “intuitivement” par les clients et par les autres agents. Pour améliorer l’activité, il faut créer des mécanismes qui retiennent ces stimulus positifs.
– Très ésotérique », a déclaré une femme qui dirigeait les fonds en actions d’une agence au Canada.
J’ai perdu un peu ma retenue – je n’avais réussi à convaincre personne. Feignant d’ignorer son commentaire et faisant appel à toute ma créativité, j’ai cherché un dénouement technique :
« La banque devrait consacrer un certain budget pour rechercher comment se fait cette contagion, et ainsi nous ferions beaucoup plus de profits. »
Ce final me paraissait raisonnablement satisfaisant, si bien que j’ai préféré ne pas utiliser les deux minutes qui me restaient encore. Quand le séminaire s’est terminé, à la fin d’une journée épuisante, le directeur général m’a appelé pour que nous allions dîner – devant tous les autres collègues, comme s’il voulait montrer qu’il m’appuyait dans tout ce que j’avais dit. Je n’avais encore jamais eu cette occasion, et j’ai voulu en profiter au mieux ; j’ai commencé à parler d’activités, de tableaux de chiffres, de difficultés dans les Bourses, de nouveaux marchés. Mais il m’a interrompu : ce qui l’intéressait, c’était surtout de savoir tout ce que j’avais appris d’Athéna.
Finalement, à ma surprise, il a détourné la conversation vers des sujets personnels.
« Je sais de quoi vous parliez à la conférence, quand vous avez fait allusion au temps. Au début de cette année, j’ai pris mes vacances pour les fêtes et, le premier jour, j’ai décidé de m’asseoir un peu dans mon jardin. J’ai trouvé le journal dans la boîte aux lettres, rien d’important – sauf les choses dont les journalistes ont décidé que nous devions les connaître, les suivre, et prendre position à leur sujet.
« J’ai pensé téléphoner à quelqu’un de mon équipe, mais c’était absurde, vu qu’ils étaient tous en famille. J’ai déjeuné avec ma femme, mes enfants et petits-enfants, j’ai fait un somme, à mon réveil j’ai rédigé une série de notes, et soudain j’ai constaté qu’il n’était que deux heures de l’après-midi, il me restait trois jours sans travail et, j’ai beau adorer la compagnie de ma famille, j’ai commencé à me sentir inutile.
« Le lendemain, profitant de mon temps libre, je suis allé me faire faire un check-up de l’estomac, et heureusement je n’avais rien de grave. Je suis allé chez le dentiste, qui m’a dit qu’il n’y avait aucun problème. J’ai de nouveau déjeuné avec femme, enfants et petits-enfants, je suis encore allé dormir, je me suis réveillé de nouveau à deux heures de l’après-midi, et je me suis rendu compte que je n’avais absolument rien sur quoi concentrer mon attention.
« J’étais effrayé : n’aurais-je pas dû être en train de faire quelque chose ? Si je voulais m’inventer du travail, ce n’était pas très difficile – nous avons toujours des projets à développer, des lampes à changer, des feuilles sèches à balayer, des livres à ranger, les archives de l’ordinateur à mettre en ordre, et cetera. Mais pourquoi ne pas envisager le vide total ? Et c’est à ce moment que j’ai pensé à quelque chose qui m’a paru extrêmement important : je devais aller jusqu’à la poste, qui se trouve à un kilomètre de ma maison de campagne, déposer une carte de vœux que j’avais oubliée sur ma table.
« J’étais surpris : pourquoi ai-je besoin d’envoyer cette carte aujourd’hui ? Me serait-il impossible de rester comme je suis maintenant, sans rien faire ?
« Une série de pensées m’a traversé l’esprit : des amis qui s’inquiètent pour des choses qui ne sont pas encore arrivées, des connaissances qui savent remplir chaque minute de leur vie avec des tâches qui me paraissent absurdes, des conversations qui n’ont pas de sens, de longs coups de téléphone pour ne rien dire d’important. J’ai vu mes directeurs s’inventer du travail pour justifier leur fonction, ou des employés qui ont peur parce qu’on ne leur a rien donné d’important à faire ce jour-là et que cela peut signifier qu’ils ne sont plus utiles. Ma femme qui se torture parce que mon fils a divorcé, mon fils qui se torture parce que mon petit-fils a eu de mauvaises notes à l’école, mon petit-fils qui est mort de peur à l’idée d’attrister ses parents – même si nous savons tous que ces notes n’ont pas grande importance.
« J’ai mené un combat long et difficile contre moi-même pour ne pas me lever. Peu à peu, l’anxiété a fait place à la contemplation et j’ai commencé à écouter mon âme – ou mon intuition, ou mes émotions primitives, selon ce que vous croyez. Quelle que soit cette partie de moi, elle avait une envie folle de converser, mais je suis tout le temps occupé.
« Dans ce cas, ce n’est pas la danse, mais l’absence totale de bruit et de mouvement, le silence, qui m’a permis d’entrer en contact avec moi-même. Et, croyez-le si vous voulez, j’ai beaucoup appris sur les problèmes qui me préoccupaient – même si tous ces problèmes s’étaient complètement éloignés pendant que j’étais assis là. Je n’ai pas vu Dieu, mais j’ai compris plus clairement les décisions que je devais prendre. »
Avant de régler l’addition, il m’a suggéré d’envoyer l’employée en question à Dubaï, où la banque ouvrait une nouvelle agence, dans une situation à risques. En excellent directeur, il savait que j’avais déjà appris tout ce dont j’avais besoin, et que la question était maintenant simplement de donner suite – l’employée pouvait être plus utile ailleurs. Sans le savoir, il m’aidait à tenir la promesse que j’avais faite.
De retour à Londres, j’ai immédiatement communiqué la proposition à Athéna. Elle a accepté sur-le-champ ; elle m’a dit qu’elle parlait arabe couramment (je le savais, à cause des origines de son père). Nous n’avions pourtant pas l’intention de faire des affaires avec les Arabes, mais avec les étrangers. Je l’ai remerciée pour son aide, elle n’a pas manifesté la moindre curiosité au sujet de mon discours à la convention – elle a seulement demandé quand elle devait préparer ses valises.
Je ne sais toujours pas si cette histoire de petit ami à Scotland Yard était imaginaire. Je pense que, si c’était vrai, l’assassin d’Athéna serait déjà en prison – car je ne crois pas du tout ce que les journaux ont raconté au sujet du crime. Enfin, je m’y entends beaucoup mieux en ingénierie financière, je peux même m’offrir le luxe d’affirmer que la danse aide les employés de banque à mieux travailler, mais je ne comprendrai jamais pourquoi la meilleure police du monde parvient à arrêter certains assassins, et à en laisser d’autres en liberté.
Mais cela ne fait plus de différence.

Onzième Chapitre
Nabil Alaihi, âge inconnu, Bédouin
Je suis très content de savoir qu’Athéna avait ma photo en place d’honneur dans son appartement, mais je ne crois pas que ce que je lui ai enseigné ait la moindre utilité. Elle est venue jusqu’ici, en plein désert, tenant par la main un enfant de trois ans. Elle a ouvert son sac, en a retiré une radiocassette, et s’est assise devant mon échoppe. Je sais que des gens en ville avaient l’habitude d’indiquer mon nom à des étrangers désireux de goûter la cuisine locale, et je lui ai dit tout de suite qu’il était très tôt pour dîner.
« Je suis venue pour une autre raison, a dit la femme. J’ai su par votre neveu Hamid, client de la banque où je travaille, que vous étiez un sage.
– Hamid n’est qu’un jeune idiot, et il a beau dire que je suis un sage, il n’a jamais suivi mes conseils. Mahomet, le prophète, fut un sage, que la bénédiction de Dieu soit avec lui. »
J’ai fait un signe vers sa voiture.
« Vous ne devriez pas conduire seule dans un terrain auquel vous n’êtes pas habituée, ni vous aventurer par ici sans guide. »
Au lieu de me répondre, elle a allumé l’appareil. Ensuite, tout ce que j’ai pu distinguer, c’était cette femme flottant dans les dunes, l’enfant la regardant étonné et joyeux, et le son qui semblait inonder tout le désert. Quand elle a terminé, elle m’a demandé si cela m’avait plu.
J’ai dit oui. Dans notre religion, il existe une secte dans laquelle on danse pour rencontrer Allah – que son nom soit loué ! (N.R. : la secte en question est le soufisme).
« Bien, a repris la femme, se présentant comme Athéna. Depuis mon enfance, je sens que je dois me rapprocher de Dieu, mais finalement la vie m’éloigne de Lui. La musique est l’un des moyens que j’ai trouvés, mais cela ne suffit pas. Chaque fois que je danse, je vois une lumière, et cette lumière me demande maintenant d’aller plus loin. Je ne peux pas continuer à apprendre seulement par moi-même, il faut que quelqu’un m’apprenne.
– N’importe quoi suffit, ai-je répondu. Parce qu’Allah, le miséricordieux, est toujours proche. Ayez une vie digne, cela suffit. »
Mais la femme ne semblait pas convaincue. J’ai dit que j’étais occupé, il me fallait préparer le dîner pour les quelques touristes qui devaient venir. Elle a répondu qu’elle attendrait le temps nécessaire.
« Et l’enfant ?
– Ne vous en faites pas. »
Pendant que je prenais les dispositions habituelles, j’observais la femme et son fils, on aurait dit qu’ils avaient tous les deux le même âge ; ils couraient dans le désert, riaient, faisaient des batailles de sable, se jetaient sur le sol et roulaient dans les dunes. Le guide est arrivé avec trois touristes allemands, qui ont mangé, demandé de la bière, et j’ai dû expliquer que ma religion m’interdisait de boire ou de servir des boissons alcoolisées. J’ai convié la femme et son fils à dîner, et l’un des Allemands, bientôt échauffé par cette présence féminine inattendue, a expliqué qu’il pensait acheter des terrains, qu’il avait accumulé une grande fortune et qu’il croyait en l’avenir de la région.
« Parfait, lui a-t-elle répondu. Moi aussi.
– Est-ce que ce ne serait pas bien que nous dînions ailleurs, pour pouvoir mieux discuter de la possibilité de…
– Non, a-t-elle tranché, lui tendant une carte. Si vous le désirez, vous pouvez venir à mon agence. »
Les touristes partis, nous nous sommes assis devant l’échoppe. Le petit s’est tout de suite endormi sur ses genoux ; j’ai pris des couvertures pour nous tous, et nous sommes restés à regarder le ciel étoilé. Enfin, elle a rompu le silence.
« Pourquoi Hamid dit-il que vous êtes sage ?
– Peut-être parce que je suis plus patient que lui. À une certaine époque, j’ai tenté de lui enseigner mon art, mais Hamid semblait se préoccuper surtout de gagner de l’argent. Aujourd’hui, il est sans doute convaincu qu’il est plus sage que moi ; il a un appartement, un bateau, alors que je suis là au milieu du désert, servant les rares touristes qui se présentent. Il ne comprend pas que je suis satisfait de ce que je fais.
– Il comprend parfaitement, parce qu’il parle de vous à tout le monde, avec beaucoup de respect. Et que signifie votre “art” ?
– Je vous ai vue danser aujourd’hui. Je fais la même chose, sauf que mon corps ne bouge pas, ce sont les lettres qui dansent. »
Elle a semblé surprise.
« Ma façon de me rapprocher d’Allah – que son nom soit loué ! – c’est la calligraphie, la recherche du sens parfait pour chaque mot. Une simple lettre exige que nous mettions en elle toute la force qu’elle contient, comme si nous étions en train de ciseler sa signification. Ainsi, quand les textes sacrés sont écrits, il s’y trouve l’âme de l’homme qui a servi d’instrument pour les divulguer.
« Et non seulement les textes sacrés, mais tout ce que nous mettons sur le papier. Parce que la main qui trace les lignes reflète l’âme de celui qui les écrit.
– M’enseigneriez-vous ce que vous savez ?
– Tout d’abord, je ne crois pas qu’une personne pleine d’énergie comme vous ait la patience pour cela. En outre, je ne fais pas partie de votre monde, dans lequel on imprime les choses – sans beaucoup réfléchir à ce que l’on publie, si vous me permettez ce commentaire.
– J’aimerais essayer. »
Et, pendant plus de six mois, cette femme que je trouvais agitée, exubérante, incapable de rester tranquille un seul instant, m’a rendu visite tous les vendredis. Son fils s’asseyait dans un coin, prenait des papiers et des pinceaux, et il s’appliquait lui aussi à manifester dans ses dessins ce que lui indiquaient les cieux.
Je voyais l’effort gigantesque qu’elle faisait pour rester tranquille, dans la posture adéquate, et je demandais : « Ne croyez-vous pas qu’il vaudrait mieux chercher autre chose pour vous distraire ? » Elle répondait : « J’ai besoin de cela, je dois apaiser mon âme, et je n’ai pas encore appris tout ce que vous pouvez m’enseigner. La lumière du Vertex m’a dit que je devais aller plus loin. » Je n’ai jamais demandé ce qu’était le Vertex, cela ne m’intéressait pas.
La première leçon, et peut-être la plus difficile, ce fut :
« Patience ! »
L’écriture était un acte permettant non seulement d’exprimer une pensée, mais aussi de réfléchir à la signification de chaque mot. Ensemble nous avons commencé à travailler sur des textes d’un poète arabe, car je ne crois pas que le Coran soit indiqué pour une personne élevée dans une autre foi. Je dictais chaque lettre, et ainsi elle se concentrait sur ce qu’elle faisait, au lieu de vouloir connaître tout de suite la signification du mot, de la phrase, ou du vers.
« Un jour, quelqu’un m’a dit que la musique avait été créée par Dieu et que le mouvement rapide était nécessaire pour que les personnes entrent en contact avec elles-mêmes, m’a déclaré Athéna, un de ces après-midi que nous passions ensemble. Pendant des années, j’ai constaté que c’était vrai, et maintenant je suis forcée de ralentir mes pas, la chose la plus difficile au monde. Pourquoi la patience est-elle si importante ?
– Parce qu’elle nous conduit à faire attention.
– Mais je peux danser en n’obéissant qu’à mon âme, qui m’oblige à me concentrer sur quelque chose qui est plus grand que moi et me permet d’entrer en contact avec Dieu – si je peux utiliser ce mot. Cela m’a déjà aidé à transformer beaucoup de choses, y compris mon travail. L’âme n’est-elle pas plus importante ?
– Bien sûr. Mais si votre âme parvient à communiquer avec votre cerveau, elle pourra transformer plus de choses encore. »
Nous avons continué notre travail ensemble. Je savais qu’à un certain moment, je devrais dire quelque chose qu’elle n’était peut-être pas prête à entendre, alors j’ai voulu mettre à profit chaque minute pour préparer peu à peu son esprit. Je lui ai expliqué qu’avant le mot il y avait la pensée. Et, avant la pensée, l’étincelle divine qui l’a placée là. Tout, absolument tout sur cette Terre avait un sens, et les plus petites choses devaient être prises en considération.
« J’ai éduqué mon corps pour qu’il puisse manifester entièrement les sensations de mon âme, disait-elle.
– Maintenant, éduquez simplement vos doigts, pour qu’ils puissent manifester entièrement les sensations de votre corps. Ainsi sera concentrée votre immense force.
– Vous êtes un maître.
– Qu’est-ce qu’un maître ? Eh bien, je vous réponds : ce n’est pas celui qui enseigne quelque chose, mais celui qui pousse son élève à donner le meilleur de lui-même afin de découvrir ce qu’il sait déjà. »
J’ai pressenti qu’Athéna avait déjà fait cette expérience, bien qu’elle fût encore très jeune. Comme l’écriture révèle la personnalité, j’ai découvert qu’elle était consciente d’être aimée, non seulement par son fils, mais par sa famille et éventuellement par un homme. J’ai découvert également qu’elle avait des dons mystérieux, et je n’ai jamais voulu le montrer, car ces dons pouvaient causer sa rencontre avec Dieu, mais aussi sa perdition.
Je ne me limitais pas à lui enseigner la technique ; je m’efforçais aussi de lui transmettre la philosophie des calligraphes.
« La plume avec laquelle vous écrivez maintenant ces vers n’est qu’un instrument. Elle n’a aucune conscience, elle suit le désir de celui qui la tient. Et en cela elle ressemble beaucoup à ce que nous appelons la “vie”. Beaucoup de gens dans ce monde ne font que jouer un rôle, sans comprendre qu’il existe une Main invisible qui les guide.
« En ce moment, dans vos mains, dans le pinceau qui trace chaque lettre, se trouvent toutes les intentions de votre âme. Essayez d’en comprendre l’importance.
– Je comprends, et je vois qu’il est important de conserver une certaine élégance, puisque vous exigez que je m’assoie dans une position déterminée, que je révère le matériel que je vais utiliser, et que je ne commence pas avant. »
Bien sûr. Dans la mesure où elle respectait le pinceau, elle découvrait que la sérénité et l’élégance étaient nécessaires pour apprendre à écrire. Et la sérénité vient du cœur.
« L’élégance n’est pas une chose superficielle, mais le moyen qu’a trouvé l’homme pour honorer la vie et le travail. Ainsi, quand vous sentez que votre posture vous incommode, ne pensez pas qu’elle est incorrecte ou artificielle : elle est juste parce qu’elle est difficile. Elle fait que le papier comme la plume se sentent fiers de votre effort. Le papier cesse d’être une surface plane et incolore, et il acquiert la profondeur de tout ce qui est placé dessus.
« L’élégance est la posture la plus adéquate pour que l’écriture soit parfaite. Il en va de même pour la vie : quand le superflu est écarté, l’être humain découvre la simplicité et la concentration. Plus simple et plus sobre est la posture, plus belle elle sera, même si au début elle paraît inconfortable. »
De temps à autre, elle me parlait de son travail. Elle disait qu’elle était enthousiasmée par ce qu’elle faisait et qu’elle venait de recevoir une proposition d’un puissant émir. Celui-ci s’était rendu à la banque pour voir un ami qui était directeur (les émirs ne vont jamais dans les banques pour retirer de l’argent, ils ont pour cela beaucoup de domestiques), et en bavardant avec elle, il avait signalé qu’il cherchait quelqu’un pour s’occuper de vente de terrains et qu’il aurait aimé savoir si elle était intéressée.
Qui aurait pu être intéressé par l’achat de terrains en plein désert, ou dans un port qui n’était pas au centre du monde ? J’ai décidé de ne faire aucun commentaire ; rétrospectivement, je suis content d’avoir gardé le silence. Une seule fois elle a parlé de l’amour d’un homme. Chaque fois que des touristes arrivaient pour dîner et la trouvaient là, ils cherchaient à la séduire d’une manière ou d’une autre. Normalement, Athéna ne faisait même pas attention, jusqu’au jour où l’un d’eux a insinué qu’il connaissait son petit ami. Elle a pâli, et elle s’est tournée immédiatement vers son fils, qui heureusement ne s’intéressait pas du tout à la conversation.
« D’où le connaissez-vous ?
– Je plaisante, a dit l’homme. Je voulais seulement savoir si vous étiez libre. »Elle n’a pas répondu, mais j’ai compris qu’il y avait un homme dans sa vie, qui n’était pas le père du gamin.
Un jour, elle est arrivée plus tôt que d’habitude. Elle a dit qu’elle avait quitté son emploi à la banque, qu’elle s’était mise à vendre des terrains, et qu’ainsi elle aurait davantage de temps libre. Je lui ai expliqué que je ne pouvais pas lui donner de leçon avant l’heure fixée, que j’avais un tas de choses à faire.
« Je peux joindre les deux choses : mouvement et quiétude, joie et concentration. »
Elle est allée jusqu’à sa voiture prendre son magnétophone, et à partir de ce moment, Athéna dansait dans le désert avant le début des leçons, tandis que l’enfant courait en souriant autour d’elle. Lorsqu’elle s’asseyait pour pratiquer la calligraphie, sa main était plus assurée que d’ordinaire.
« Il existe deux types de lettres, expliquais-je. La première est faite avec précision, mais sans âme. Dans ce cas, même si le calligraphe maîtrise parfaitement la technique, il s’est concentré exclusivement sur le métier – alors, il n’a pas évolué, il est devenu répétitif, il n’a pas réussi à progresser, et un jour il laissera tomber l’exercice de l’écriture, pensant que tout s’est transformé en routine.
« Le second type, c’est la lettre faite avec de la technique, mais avec l’âme également. Pour cela, il faut que l’intention de celui qui écrit soit en accord avec le mot ; dans ce cas, les vers les plus tristes perdent leur apparence tragique et ils deviennent de simples faits qui se trouvent sur notre chemin.
– Que faites-vous de vos dessins ? » a demandé le petit, dans un arabe parfait. Bien qu’il ne comprît pas notre conversation, il faisait son possible pour participer au travail de sa mère.
« Je les vends.
– Je peux vendre mes dessins ?
– Tu dois vendre tes dessins. Un jour tu seras riche, et tu aideras ta mère. »
Il était content de ma réplique, et il est retourné à ce qu’il était en train de faire, un papillon de toutes les couleurs.
« Et qu’est-ce que je fais de mes textes ? a demandé Athéna.
– Vous savez l’effort que cela vous a coûté de vous asseoir dans la position correcte, apaiser votre âme, clarifier votre intention, respecter chaque lettre de chaque mot. Mais, pour le moment, continuez simplement à pratiquer.
« Après beaucoup de pratique, nous ne pensons plus à tous les mouvements nécessaires : ils font désormais partie de notre propre existence. Mais avant de parvenir à cet état, il faut s’entraîner, répéter. Et comme si cela ne suffisait pas, il faut répéter et s’entraîner.
« Observez un bon forgeron qui travaille le fer. Pour l’œil mal entraîné, il répète les mêmes coups de marteau.
« Mais celui qui connaît l’art de la calligraphie sait que chaque fois qu’il soulève le marteau et le fait redescendre, l’intensité du coup est différente. La main répète le même geste, mais à mesure qu’elle s’approche du fer, elle comprend si elle doit le frapper durement ou le toucher délicatement. Il en est ainsi de la répétition : ce qui paraît la même chose est toujours différent.
« Le moment viendra où vous n’aurez plus besoin de penser à ce que vous êtes en train de faire. Vous serez la lettre, l’encre, le papier et le mot. »
Ce moment est arrivé presque un an plus tard. À ce moment-là, Athéna était déjà connue à Dubaï, elle m’envoyait des clients pour dîner dans mon échoppe, et j’ai compris par leur intermédiaire que sa carrière marchait très bien : elle vendait des morceaux de désert ! Un soir, précédé de toute sa suite, est apparu l’émir en personne. Je me suis affolé ; je n’étais pas préparé pour le recevoir, mais il m’a tranquillisé et m’a remercié pour ce que je faisais pour son employée.
« C’est une excellente personne, et j’attribue ses qualités à ce qu’elle apprend de vous. Je pense lui donner une part dans la société. Peut-être serait-il bon que j’envoie mes vendeurs apprendre la calligraphie, surtout maintenant qu’Athéna doit prendre un mois de vacances.
– Cela n’avancerait à rien, ai-je répondu. La calligraphie est seulement l’un des moyens qu’Allah – que Son Nom soit loué ! – a placés devant nous. Elle enseigne l’objectivité et la patience, le respect et l’élégance, mais nous pouvons apprendre tout cela…
–… dans la danse, a complété Athéna, qui était près de moi.
– Ou en vendant des immeubles », ai-je conclu.
Quand ils sont tous partis, quand le gamin s’est allongé dans un coin de la tente, les yeux se fermant presque de sommeil, j’ai apporté le matériel de calligraphie et je lui ai demandé d’écrire quelque chose. Au milieu du mot, j’ai retiré la plume de sa main. Il était temps de dire ce qui devait être dit. J’ai suggéré que nous marchions un peu dans le désert.
« Vous avez déjà appris ce dont vous aviez besoin, ai-je déclaré. Votre calligraphie est de plus en plus personnelle, spontanée. Ce n’est plus une simple répétition de la beauté, mais un geste de création personnelle. Vous avez compris ce que les grands peintres comprennent : pour oublier les règles, il faut les connaître et les respecter.
« Vous n’avez plus besoin des instruments qui vous ont permis d’apprendre. Vous n’avez plus besoin du papier, de l’encre, de la plume, parce que le chemin est plus important que ce qui vous a mise en marche. Un jour, vous m’avez raconté que la personne qui vous a appris à danser imaginait des musiques dans sa tête – et pourtant, elle était capable de répéter les rythmes nécessaires et précis.
– Exactement.
– Si les mots étaient tous attachés, ils n’auraient pas de sens, ou cela compliquerait beaucoup votre compréhension ; il est nécessaire qu’il y ait des espaces. »
Elle a acquiescé de la tête.
« Et bien que vous maîtrisiez les mots, vous ne maîtrisez pas encore les espaces blancs. Votre main, quand elle est concentrée, est parfaite. Quand elle saute d’un mot à l’autre, elle se perd.
– Comment le savez-vous ?
– Ai-je raison ?
– Vous avez tout à fait raison. En quelques fractions de seconde, avant de me concentrer sur le mot suivant, je me perds. Des choses auxquelles je ne veux pas penser me dominent avec insistance.
– Et vous savez exactement ce que c’est. »
Athéna savait, mais elle n’a rien dit, jusqu’à ce que nous soyons revenus à la tente et qu’elle ait pu prendre son fils endormi dans ses bras. Ses yeux semblaient pleins de larmes, même si elle faisait son possible pour se contrôler.
« L’émir a dit que vous alliez prendre des vacances. »
Elle a ouvert la porte de la voiture, elle a mis la clé de contact et enclenché le démarreur. Pour quelques instants, seul le bruit du moteur rompait le silence du désert.
« Je sais de quoi vous parlez, a-t-elle dit finalement. Quand j’écris, quand je danse, je suis guidée par la Main qui a tout créé. Quand je regarde Viorel endormi, je sais qu’il sait qu’il est le fruit de mon amour pour son père, même si je ne le vois plus depuis un an. Mais moi… »
Elle est retombée dans le silence. Le silence qui était l’espace blanc entre les mots.
«… Mais moi, je ne connais pas la main qui m’a bercée pour la première fois. La main qui m’a inscrite dans le livre de ce monde. »
J’ai seulement hoché la tête en signe d’affirmation.
« Vous pensez que c’est important ?
– Pas toujours. Mais dans votre cas, tant que vous n’aurez pas touché cette main, vous n’améliorerez pas… disons… votre calligraphie.
– Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de découvrir quelqu’un qui ne s’est jamais donné la peine de m’aimer. »
Elle a fermé la portière, elle a souri, et elle a fait démarrer la voiture. Malgré les mots qu’elle venait de prononcer, je savais quelle serait sa prochaine étape.