dimanche 30 mars 2008

L'élégance du hérisson, Muriel Barbey


Etonnant !
Dans ses pages, les choses et les gens ne sont pas ce qu’ils semblent être.
Deux voix se croisent pour tisser la toile de la vie, démasquer ce qui se trouve sous les apparences.

Cette histoire nous invite à plonger dans nos émotions, à penser que nous pouvons changer, que nous pouvons être meilleurs.
Elle amène un vent qui souffle une brise bienfaisante.
Le texte est à la fois : drôle, intelligent, cultivé, épique, pétillant, stimulant, subtil, humain, cynique, émouvant, percutant et raffiné. Je suis conquise par ses multiples facettes.

En repensant à cette semaine de lecture, ou j’ai pris le temps de déguster ce roman, je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire. J’ai retardé au maximum le moment de lire les dernières pages. Je suis passée du rire, aux larmes. Je l’ai posé pour prendre le temps de réfléchir, pour rechercher dans ma mémoire les références auxquels il fait allusion, pour essayer d’imaginer la suite, pour apprivoiser tranquillement les personnages et leur donner corps, pour savourer l'instant où confortablement installée je le reprenait en main . Un vrai délice.

Voilà une rencontre magnifique, de celles qui aident à grandir.

Je vous invite vivement à le lire. J’ai aimé, beaucoup aimé. Merci.

Extraits :

"Je m'appelle Renée, j'ai cinquante-quatre ans et je suis la concierge du 7 rue de Grenelle, un immeuble bourgeois. Je suis veuve, petite, laide, grassouillette, j'ai des oignons aux pieds et, à en croire certains matins auto-incommodants, une haleine de mammouth. Mais surtout, je suis si conforme à l'image que l'on se fait des concierges qu'il ne viendrait à l'idée de personne que je suis plus lettrée que tous ces riches suffisants."

"Je m'appelle Paloma, j'ai douze ans, j'habite au 7 rue de Grenelle dans un appartement de riches. Mais depuis très longtemps, je sais que la destination finale, c'est le bocal à poissons, la vacuité et l'ineptie de l'existence adulte. Comment est-ce que je le sais? Il se trouve que je suis très intelligente. Exceptionnellement intelligente, même. C'est pour ça que j'ai pris ma décision : à la fin de cette année scolaire, le jour de mes treize ans, je me suiciderai. "

«Je me flatte, dit la mère Michel , d'avoir dévoré une part somme toute appréciable de la littérature mondiale si l'on prend en compte le fait que je suis une fille de la campagne dont les espérances de carrière se sont surpassées jusqu'à mener à la conciergerie du 7, rue de Grenelle, et alors qu'on aurait pu croire qu'une telle destinée voue au culte éternel de Barbara Cartland.»

« Moi, j'ai compris très tôt qu'une vie, ça passe en un rien de temps, en regardant les adultes autour de moi, si pressés, si stressés par l'échéance, si avides de maintenant pour ne pas penser à demain… Mais si on redoute le lendemain, c'est parce qu'on ne sait pas construire le présent, on se raconte qu'on le pourra demain et c'est fichu parce que demain finit toujours par devenir aujourd'hui, vous voyez ?
Donc il ne faut surtout pas oublier tout ça. Il faut vivre avec cette certitude que nous vieillirons et que ce ne sera pas beau, pas bon, pas gai. Et se dire que c'est maintenant qui importe : construire, maintenant, quelque chose, à tout prix, de toutes ses forces. Toujours avoir en tête la maison de retraite pour se dépasser chaque jour, le rendre impérissable. Gravir pas à pas son Everest à soi et le faire de telle sorte que chaque pas soit un peu d'éternité.
Le futur, ça sert à ça : à construire le présent avec des vrais projets de vivants »

« Dans l'imaginaire collectif, le couple de concierges, duo fusionnel composé d'entités tellement insignifiantes que seule leur union les révèle, possède presque à coup sûr un caniche. Comme chacun sait, les caniches sont des genres de chiens frisés détenus par des retraités poujadistes, des dames très seules qui font un report d'affection ou des concierges d'immeuble tapis dans leurs loges obscures. Ils peuvent être noirs ou abricot. »

« La langue, cette richesse de l’homme, et ses usages, cette élaboration de la communauté sociale, sont des œuvres sacrées. Qu’elles évoluent avec le temps, se transforment, s’oublient et renaissent tandis que, parfois, leur transgression devient la source d’une plus grande fécondité, ne change rien au fait que pour prendre avec elles ce droit du jeu et du changement, il faut au préalable leur avoir déclaré pleine sujétion. »

« Moi, je crois que la grammaire, c’est une voie d’accès à la beauté. Quand on parle, quand on lit ou quand on écrit, on sent bien si on a fait une belle phrase ou si on est en train d’en lire une. On est capable de reconnaître une belle tournure ou un beau style. Mais quand on fait de la grammaire, on a accès à une autre dimension de la beauté de la langue. Faire de la grammaire, c’est la décortiquer, regarder comment elle est faite, la voir toute nue, en quelque sorte. Et c’est là que c’est merveilleux : parce qu’on se dit : « Comme c’est bien fait, qu’est-ce que c’est bien fichu ! », « Comme c’est solide, ingénieux, subtil ! ». Moi, rien que savoir qu’il y a plusieurs natures de mots et qu’on doit les connaître pour en conclure à leurs usages et à leurs compatibilités possibles, ça me transporte. Je trouve qu’il n’y a rien de plus beau, par exemple, que l’idée de base de la langue, qu’il y a des noms et des verbes. Quand vous avez ça, vous avez déjà le cœur de tout énoncé. C’est magnifique, non ? Des noms, des verbes… »

"Je vais vous dire : si, jusqu'à présent, vous imaginiez que, de laideur en vieillesse et de veuvage en conciergerie, j'étais devenue une sorte de chose miteuse résignée à la bassesse de son sort, c'est que vous manquez d'imagination. J'ai fait repli, certes, refusant le combat. Mais, dans la sécurité de mon esprit, il n'est point de défi que je ne puisse relever. Indigente par le nom, la position et l'aspect, je suis en mon entendement une déesse invaincue".

« Mme Michel, elle a l'élégance du hérisson : à l'extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j'ai l'intuition qu'à l'intérieur, elle et aussi simplement raffinée que les hérissons, qui sont des petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes. »

« Donc, au dîner, le père de Tibère a dit : « Comment, vous ne connaissez pas le go, ce fantastique jeu japonais ? Je produis en ce moment une adaptation du roman de Sa Shan, La Joueuse de go, c’est un jeu fa-bu-leux, l’équivalent japonais des échecs. Voilà encore une invention que nous devons aux japonais, c’est fa-bu-leux, je vous l’assure ! » Et il s’est mis à expliquer les règles du go. C’était n’importe quoi. Et d’une, ce sont les Chinois qui ont inventé le go. Je le sais parce que j’ai lu le manga culte dur le go. Ça s’appelle Hikaru No Go. Et de deux, ce n’est pas un équivalent japonais des échecs. À part le fait que c’est un jeu de plateau et que les deux adversaires s’affrontent avec des pièces noires et blanches, c’est aussi différent qu’un chien d’un chat. Aux échecs, il faut tuer pour gagner. Au go, il faut construire pour vivre. Et de trois, certaines des règles énoncées par monsieur-je-suis-le-père-d’un-crétin étaient fausses. Le but du jeu n’est pas de manger l’autre mais de construire un plus grand territoire. La règle de prise des pierres stipule qu’on peut se « suicider » si c’est pour prendre des pierres adverses et non qu’on a interdiction formelle d’aller là où on est automatiquement pris. Etc.Alors quand monsieur-j’ai-mis-au-monde-une-pustule a dit : « Le système de classement des joueurs commence à 1 kyu et ensuite on monte jusqu’à 30 kyu puis après on passe aux dans : 1er dan, puis 2e, etc. » , je n’ai pas pu me retenir, j’ai dit : « Non, c’est dans l’ordre inverse : ça commence à 30 kyu et après on monte jusqu’à 1. »Mais monsieur-pardonnez-moi-je-ne-savais-pas-ce-que-je-faisais s’est obstiné d’un air mauvais : « Non, chère demoiselle, je crois bien que j’ai raison. » J’ai fait non de la tête pendant que papa fronçait les sourcils en me regardant. Le pire, c’est que j’ai été sauvé par Tibère. « Mais si, papa, elle a raison, 1er kyu, c’est le plus fort. » Tibère est un matheux, il joue aux échecs et au go. Je déteste cette idée. Les belles choses doivent appartenir aux belles gens. »

« Quand je pense au go… Un jeu dont le but est de construire du territoire, c’est forcément beau. Il peut y avoir des phases de combat mais elles ne sont que des moyens au service de la fin, faire vivre ses territoires. Une des plus belles réussites du jeu de go, c’est qu’il est prouvé que, pour gagner, il faut vivre mais aussi laisser vivre l’autre. Celui qui est trop avide perd la partie : c’est un subtil jeu d’équilibre où il faut réaliser l’avantage sans écraser l’autre. Finalement, la vie et la mort n’y sont que la conséquence d’une construction bine ou mal bâtie. C’est ce que dit un des personnages de Taniguchi : tu vis, tu meurs, ce sont des conséquences. C’est un proverbe de go et un proverbe de vie.Vivre, mourir : ce ne sont que des conséquences de ce qu’on a construit. Ce qui compte, c’est de bien construire. Alors voilà, je me suis donné une nouvelle astreinte ; je vais arrêter de défaire, de déconstruire, je vais me mettre à construire. Même Colombe, j’en ferai quelque chose de positif. Ce qui compte, c’est ce qu’on fait au moment où on meurt et le 16 juin prochain, je veux mourir en construisant. »

« Ainsi en va-t-il de bien des moments heureux de notre existence. Déchargés du fardeau de la décision et de l’intention, voguant sur nos mers intérieures, nous assistons comme aux actions d’un autre à nos divers mouvements et en admirons pourtant l’involontaire excellence. Quelle autre raison pourrais-je avoir d’écrire ceci, ce dérisoire journal d’une concierge vieillissante, si l’écriture ne tenait pas elle-même de l’art du fauchage ? Lorsque les lignes deviennent leurs propres démiurges, lorsque j’assiste, tel un miraculeux insu, à la naissance sur le papier de phrases qui échappent à ma volonté et, s’inscrivant malgré moi sur la feuille, m’apprennent ce que je ne savais ni ne croyais vouloir, je jouis de cet accouchement sans douleur, de cette évidence non concertée, de suivre sans labeur ni certitude, avec le bonheur des étonnements sincères, une plume qui me guide et me porte. »

Je suis bien contente que mamie ne vienne pas habiter avec nous. Pourtant, dans quatre cents mètres carrés, ce ne serait pas vraiment un problème. Je trouve que les vieux, ils ont bien droit à un peu de respect, quand-même. Et être dans une maison de retraite, c'est sûr, c'est la fin du respect. Quand on y va, ça veut dire “je suis fini(e), je ne suis plus rien, tout le monde, y compris moi, n'attend plus qu'une chose : la mort, cette triste fin de l'ennui.” Non, la raison pour laquelle je n'ai pas envie que mamie vienne chez nous, c'est que je n'aime pas mamie. C'est une sale vieille, après avoir été une méchante jeune. Ça aussi, je trouve que c'est une injustice profonde : prenez, quand il est devenu très vieux, un sympathique chauffagiste, qui n'a jamais fait que du bien autour de lui, a su créer de l'amour, en donner, en recevoir, tisser des liens humains et sensibles. Sa femme est morte, ses enfants n'ont pas le sou mais ils ont eux-mêmes plein d'enfants qu'il faut nourrir et élever. En plus, ils habitent à l'autre bout de la France. On le met donc en maison de retraite près du patelin où il est né, où ses enfants ne peuvent venir le voir que deux fois l'an - une maison de retraite pour pauvres, où il faut partager sa chambre, où la bouffe est dégueulasse et où le personnel combat sa certitude de subir un jour le même sort en maltraitant les résidents. Prenez maintenant ma grand-mère, qui n'a jamais rien fait d'autre de sa vie qu'une longue suite de réceptions, grimaces, intrigues et dépenses futiles et hypocrites, et considérez le fait qu'elle a droit à une chambre coquette, un salon privé et à des coquilles Saint-Jacques à déjeuner le midi. Est-ce cela, le prix à payer pour l'amour, une fin de vie dans une promiscuité sordide ? Est-ce cela, la récompense de l'anorexie affective, une baignoire en marbre dans une bonbonnière ruineuse ?
Donc, je n'aime pas mamie, qui ne m'aime pas beaucoup non plus. En revanche, elle adore Colombe qui le lui rend bien, c'est à dire en guettant l'héritage avec ce détachement tout authentique de la fille-qui-ne-guette-pas-l'héritage. je croyais donc que cette journée à Chatou allait être une corvée pas possible et bingo : Colombe et maman qui s'extasient sur sa baignoire, papa qui a l'air d'avoir avalé son parapluie, des vieux grabataires desséchés qu'on balade dans les couloirs avec toutes leurs perfusions, une folle (”Alzheime”, a dit Colombe d'un air docte - sans rire !) qui m'appelle “Clara jolie” et hurle deux secondes après qu'elle veut son chien tout de suite en manquant de m'éborgner avec sa grosse bague de diamants, et même une tentative d'évasion ! Les pensionnaires encore valides ont un bracelet électronique autour du poignet : quand ils tentent de sortir de l'enceinte de la résidence, ça bipe à la réception, et le personnel se rue dehors pour rattraper le fuyard qui se fait évidemment choper après un cent mètre laborieux et qui proteste avec vigueur qu'on n'est pas au goulag, demande à parler au directeur et gesticule bizarrement jusqu'à ce qu'on le colle dans un fauteuil roulant. La dame qui a piqué son sprint s’était changée après le déjeuner : elle avait revêtu sa tenue d'évasion, une robe à pois avec des volants partout, très pratique pour escalader les clôtures. Bref, à quatorze heures, après la baignoire, les coquilles Saint-Jacques et l'évasion spectaculaire d'Edmond Dantès, j'étais mûre pour le désespoir. »

« Mais tout d'un coup, je me suis souvenue que j'avais décidé de construire et non de défaire. J'ai regardé autour de moi en cherchant quelque chose de positif et en évitant de regarder Colombe. Je n'ai rien trouvé. Tous ces gens qui attendent la mort en ne sachant que faire… Et puis miracle, c'est Colombe qui m'a donné la solution, oui, Colombe. Quand on est partis, après avoir embrassé mamie et promis de revenir bientôt, ma sœur a dit : “Bon, mamie a l'air bien installée. Pour le reste… on va s'empresser d'oublier ça très vite.” N'ergotons pas sur le “s'empresser très vite”, ce qui serait mesquin, et concentrons-nous sur l'idée : oublier ça très vite.
Au contraire, il ne faut surtout pas oublier ça. Il ne faut pas oublier les vieux au corps pourri, les vieux tout près d'une mort à laquelle les jeunes ne veulent pas penser (alors ils confient à la maison de retraite le soin d'y amener leurs parents sans esclandre ni tracas), l'inexistante joie de ces dernières heures dont il faudrait profiter à fond et qu'on subit dans l'ennui, l'amertume et le ressassement. Il ne faut pas oublier que le corps dépérit, que les amis meurent, que tous vous oublient, que la fin est solitude. Pas oublier non plus que ces vieux ont été jeunes, que le temps d'une vie est dérisoire, qu'on a vingt ans un jour et quatre-vingts le lendemain. Colombe croit qu'on peut s'empresser d'oublier” parce que c'est encore tellement loin pour elle, la perspective de la vieillesse, que c'est comme si ça n'allais jamais lui arriver. »

« Alors évidemment, j'ai mes pensées profondes. Mais dans mes pensées profondes, je joue à ce que je suis, hein, finalement, une intello (qui se moque des autres intellos). Pas toujours très glorieux mais très récréatif. Aussi j'ai pensé qu'il fallait compenser ce côté "gloire de l'esprit" par un autre journal qui parlerait du corps et des choses. Non pas les pensées profondes de l'esprit mais les chefs-d’œuvre de la matière. Quelque chose d'incarné, de tangible. Mais de beau ou d'esthétique aussi. A part l'amour, l'amitié et la beauté de l'Art, je ne vois pas grand chose qui puisse nourrir la vie humaine. L'amour et l'amitié, je suis trop jeune encore pour y prétendre vraiment. Mais l'Art... si j'avais dû vivre, c’aurait été toute ma vie. Enfin, quand je dis l'Art, il faut me comprendre : je ne parle pas que des chefs d'œuvre de maîtres. Même pour Vermeer, je ne tiens pas à la vie. C'est sublime mais c'est mort. Non, moi je pense à la beauté dans le monde, à ce qui peut nous élever dans le mouvement de la vie. Le journal du mouvement du monde sera donc consacré au mouvement des gens, des corps, voire, si vraiment il n'y a rien à dire, des choses, et à y trouver quelque chose qui soit suffisamment esthétique pour donner un prix à la vie. De la grâce, de la beauté, de l'harmonie, de l'intensité. Si j'en trouve, alors je reconsidèrerai peut-être les options : si je trouve un beau mouvement des corps, à défaut d'une belle idée pour l'esprit, peut-être alors que je penserai que la vie vaut la peine d'être vécue. »

Aucun commentaire: